Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

dimanche 20 décembre 2009

Risquer la liberté



Article publié dans la revue Psychiatrie Française Vol. 42, 1/09. Novembre 2009.

Risquer la liberté.
Vivre dans un monde sans repères, Editions du Seuil, 2009


Notre époque connaît des défis encore inédits, elle pose donc la question de la liberté de manière particulière, qui en renouvelle l’exigence. En plaçant son essai sur la liberté sous le signe du risque, le philosophe Fabrice Midal diagnostique les écueils propres à notre temps et ouvre la possibilité d’un dépassement. C’est le mouvement même du risque que de prendre en compte l’abîme pour mieux le franchir. La liberté doit être repensée, car nous assistons à un changement historique d’époque, où dorénavant aucun principe extérieur ne peut plus prétendre régler la bonne marche du monde. Et qu’est-ce que le monde désormais ? Est-il encore une unité porteuse de sens ? Il semble bien que l’effondrement des repères ait tout nivelé, dans l’effacement des rapports traditionnels qui seuls pouvaient faire monde. Cette absence de stabilité constitue le fil rouge d’une réflexion sur les enjeux propres à la liberté à notre époque.
Ce bouleversement mondial culmine chez Nietzsche dans ce qu’il nomme la mort de Dieu. Le monde n’est plus soutenu par un repère transcendant et immuable, garant de l’ordre et de la loi. Auparavant, la vie des hommes était régie par un principe suprême, qui unifiait et garantissait la permanence du monde. L’homme y trouvait place et sens, justifié dans sa propre existence, fondé en raison. La mort de Dieu signe la perte du repère par excellence. Désormais, l’homme en proie à la crise des valeurs est exposé au danger de l’égarement nihiliste, à l’abîme qui n’est plus reconnu comme tel.
Un autre problème majeur se pose, la tradition comme cadre, comme ensemble de rapports, de règles et de savoirs, qui là encore pouvaient faire monde, ne se transmet plus. La rupture entre les générations est un fait. L’écart est inouï entre un homme né dans la première moitié ou dans la seconde moitié du XXe siècle. Le mouvement de civilisation y a été si rapide, le changement si important, qu’une béance s’est installée, qui nous laisse aujourd’hui désorientés, dans une attente incertaine quant à l’avenir. Le phénomène de globalisation en est un des visages les plus repérables aujourd’hui.

L’ouvrage de Fabrice Midal s’articule autour de trois figures : Nietzsche, Rilke et Chögyam Trungpa. Ils ont en commun le fait d’avoir ouvert, par leur regard sur le monde dans lequel ils vivaient, une véritable perspective d’existence. Ce qui frappe chez eux est le fait que leur expérience personnelle est indissociable de l’esprit du temps où ils se trouvent. Cet éclairage oriente le livre et permet de comprendre la pertinence du choix de Fabrice Midal. Les auteurs convoqués le sont de manière exemplaire, non pas comme modèle, mais bien comme une possibilité de reconnaître ce que l’époque exige de nous. Le pari de Risquer la liberté est de montrer cela à travers la notion de « crise ». Comment faire lorsqu’il faut remettre sa vie en question ? Lorsque les balises connues ne sont plus d’aucune utilité pour se repérer ? Dans un monde sans repères, il s’agit à la fois d’établir un vrai rapport à soi et en même temps d’avoir un point de vue complètement neuf sur notre temps et ses ressources. L’expérience individuelle et le destin de l’époque ne doivent plus être séparés. Le geste nietzschéen, rilkéen ou trungpien de traverser la crise, chacun à sa manière et dans son champ propre, signe une volonté de libération en prenant appui sur la reconnaissance de la catastrophe. Tel est le message du livre : face à une crise apparemment indépassable, il est possible de tenir une ligne de risque qui permet de ressortir ennobli par l’épreuve et plus proche de la vérité qu’elle recelait secrètement en son sein.
Friedrich Nietzsche est un philosophe, en marge de la philosophie, car il perçoit le danger que présente l’enfermement conceptuel propre à la philosophie. L’essentiel de son travail est de montrer l’impossibilité de vivre selon la « métaphysique ». Par ce terme, on entend une certaine forme de conception du monde qui pénètre entièrement la civilisation occidentale. Par cette pensée, qui le conditionne le plus souvent à son insu, l’homme distingue artificiellement le corps de l’esprit, la raison des émotions, l’ici-bas de l’au-delà, conduisant à la perte de contact avec la santé de la terre. Nietzsche, avec une acuité unique en son temps, voit le piège de la philosophie et la nécessité de repenser la civilisation sur d’autres bases.

Il est le premier à diagnostiquer la maladie de l’Occident moderne comme « nihilisme ». L’homme, désormais, a perdu toute dignité à ses propres yeux. Le sol se dérobe sous ses pieds, la culture ne répond plus à l’exigence de renouveau qui est le signe de la vie. Cet effroi face à une civilisation en proie au ressentiment, nourrissant la haine du corps et du monde, il l’a éprouvé. Promis à une brillante carrière universitaire, il rompt les amarres. Il traverse la crise la plus aiguë de son existence dans sa relation à Wagner, en qui il avait salué un espoir pour son époque. Enfin l’art allait permettre à l’homme de reconquérir sa liberté et de sortir de la métaphysique ; mais force lui est d’admettre son erreur et de voir l’œuvre du compositeur récupérée par l’Eglise et le nationalisme allemand. Tout ce en quoi il avait cru se révèle n’être qu’une idole creuse. Désorienté, il lui faut partir et initier ailleurs sa tâche de penser un homme capable de vivre à l’heure de la mort de Dieu.

Rainer Maria Rilke est poète, du début à la fin de sa vie. C’est dans le champ de la poésie qu’il rencontre deux visages nouveaux et effrayants du monde. Le premier est la perte de rapport à l’expérience propre. Avec le XXe siècle, l’homme commence à ne plus se reconnaître lui-même. Rilke éprouve le fait qu’il ne sait plus ce que veut dire exister, et il s’interroge comme peut-être aucune époque avant lui n’avait eu à le faire : comment faut-il vivre ? Cette lancinante question est le sujet même des Cahiers de Malte Laurids Brigge. Traversant Paris, symbole de la ville tentaculaire, il y décrit l’épreuve d’un déracinement toujours plus abyssal. Il y constate que l’homme est devenu une partie de la « masse » humaine. Sa vie, ses relations, et jusqu’à sa mort, lui sont ravies et n’existent plus pour lui de manière personnelle, mais sont devenues un sort communément géré. L’industrie, la démocratie, l’urbanisation ont conduit à isoler l’homme de son propre être et à le priver de sa singularité. On meurt en série, d’une maladie bien répertoriée scientifiquement, nullement de sa mort à soi ; la perte de sens est totale.
L’autre obstacle majeur auquel il s’affronte est l’impossibilité de faire un poème. C’est l’expérience de Duino. Grand voyageur, ne trouvant pas le lieu, le sol d’où écrire le poème, il finit par trouver sa patrie poétique au château de Duino, en Italie. Il initie le mouvement vers son chef-d’œuvre ; il reçoit, inspiré, le commencement de ses grandes Elégies. Puis, comme une source tarie, le flot de paroles disparaît. Duino symbolise ainsi à la fois une tentative pour que le poème se donne et un échec terrible. Survient le ravage de la première guerre mondiale, le château est bombardé, Rilke s’exile, décentré par la violence du temps où le concert des nations connaissait la plus épouvantable discorde. C’est la crise majeure de sa vie, qui le brise dans son élan. Il lui faudra près de dix ans pour que les poèmes reviennent à nouveau. La force de Rilke, son aspect exemplaire face à cette situation désespérée, est d’assumer ce silence. Il n’écrit plus. Il est arrêté, comme le balancier d’un pendule. Aucun projet de la volonté, aucune décision autoritaire de se remettre au travail, aucune solution toute faite ne sont adéquats. Rilke endure l’attente patiente de l’inspiration à venir. Au bout de la si longue nuit de l’Europe, il verra la lumière des Elégies de Duino et celle insoupçonnée des Sonnets à Orphée lui être accordée.
Témoin spirituel majeur du XXe siècle, auteur d’une œuvre incontournable, Chögyam Trungpa a implanté le bouddhisme en Occident. Tibétain chassé par l’invasion communiste, il connaît l’exil, gagnant l’Angleterre pour y étudier à Oxford, puis s’établissant en Amérique du Nord. Le fil de la transmission est rompu. La tradition de son pays meurt. D’abord, se contentant de répéter les usages en vigueur autrefois, il est conduit à l’échec. La question qui se pose face à ce monde nouveau, sans aucun point de repère, est : comment transmettre ? Le rapport traditionnel est perdu en Occident. C’est le phénomène de déracinement, analysé par Simone Weil, qui marque alors la vie de Trungpa. Puis il constate que sa situation n’est pas simplement personnelle, mais signe la vérité de ce monde qu’il découvre avec un œil neuf. L’Occident a perdu tout rapport à la terre, ce qui constituait sa grandeur est oublié, ce qui était préservé comme espace sacré a disparu. Soudain lui apparaît dans toute sa crudité le supermarché spirituel qui envahit le monde, qui refuse une parole de sagesse comme pouvant s’adresser en propre à quelqu’un, mais la considère comme un réconfort facile, un supplément d’âme alors que c’est l’essentiel qui fait défaut. Personne ne désire s’engager pour de bon. Il décide de renoncer à tout ce qui faisait la sécurité de sa position de maître reconnu. Pour préserver la pureté de la tradition, il faut la remettre sur le métier et ne pas s’en tenir aux recettes qui ont fonctionné par le passé.

A l’âge de trente ans, Chögyam Trungpa renonce à ses vœux de moine, prend femme et quitte le vieux monde pour le Nouveau. Dépassant l’arrachement que lui cause sa situation d’exilé, il fait le saut pour entrer de plain-pied dans la réalité de l’Occident. La confusion qui y règne est pour lui l’espace même d’une création incroyable. Son œuvre immense en témoigne, il passe le reste de son existence à réinventer de nouvelles manières d’avoir rapport à la tradition vivante. Il initie des centaines d’Occidentaux à la méditation assise, fonde une université reconnue par l’Etat américain, il participe à de nombreuses manifestations artistiques d’avant-garde, crée de nouveaux rites, enseigne la manière de parler correctement, de se vêtir, institue un système d’insignes, de costumes, de bannières et de drapeaux, à la manière d’un roi rebâtissant un royaume perdu. Pour Trungpa plus encore peut-être que pour Nietzsche et Rilke, la catastrophe est une chance. La nécessité poignante de réinterroger le monde pour l’habiter autrement n’est pas chez lui vécue comme dévastation ou nihilisme. Le fait d’être bouddhiste l’y a sans doute aidé, car depuis le Bouddha lui-même, l’absence de fondement n’est pas considérée comme un défaut mais comme la vérité de la vie humaine. C’est pourquoi la pensée bouddhique permet de penser la liberté dans un monde sans repères de manière inédite.

Les trois auteurs sur lesquels s’appuie Fabrice Midal soulignent chacun un point précis de ce qui lui fait obstacle, dans les champs particuliers de la philosophie, de l’art et de la spiritualité. C’est une qualité vraiment remarquable du livre que de présenter, de manière aussi précise et argumentée, un chemin pour découvrir pas à pas ce qu’est notre « monde sans repère » et ce qu’il propose d’orientations. Il ne s’agit pas de thèses à l’emporte-pièce mais d’une réflexion attentive sur ce que veut dire cette époque moderne dont nous avons l’héritage. Fabrice Midal ne se lamente pas sur le passé enfui et n’appelle pas au retour des bonnes vieilles valeurs, pas plus qu’il ne se réjouit qu’enfin tout serait permis, que l’homme libéré puisse donner libre cours à sa fantaisie. Il montre que la liberté exige un travail et qu’elle s’apprend. Trouver une voie sans promesse pour oser vivre à sa propre mesure est possible, à condition de lire dans son expérience et dans les signes d’une époque.

Cette vision philosophique m’a beaucoup intéressé. Psychologue en formation analytique, je sais combien nous sommes confrontés au quotidien à des personnes qui souffrent, qui ont à traverser elles aussi une forme profonde d’égarement. Le point de vue de l’ouvrage, qui déplace la perspective psychique vers un terrain plus vaste, historial, me semble consonner avec l’œuvre freudienne.
Chez Freud en effet, avec Malaise dans la culture, nous trouvons ce mariage indissoluble de l’expérience personnelle et de la vérité du temps. Les névrosés qui apparaissent à la fin du XIXe siècle sont en quelque sorte les victimes du « progrès » de la civilisation occidentale. Un rejet du corporel et du pulsionnel a comme conséquence le recours pathologique au refoulement et au compromis symptomatique. C’est pourquoi la psychanalyse naît avec le tournant du siècle, la Traumdeutung étant datée de 1900, l’année de la mort de Nietzsche. Freud, à sa manière, prophétise aussi la catastrophe dont il est le témoin. Par exemple, introduisant la conception de l’inconscient, il n’est plus possible d’ignorer que l’homme soit en lien à une coupure. La Spaltung, qui provient d’un certain rapport civilisé au monde, se déplace sur « l’autre scène ».
Egalement, les folies nouvelles naissent au XXe siècle, sous la poussée du progrès technique et scientifique. Alors que les machines envahissent le monde humain, que les moyens de transport et de communication bouleversent les liens sociaux, surgissent schizophrénie et autisme. Une telle vision aide à penser la perte de repères mondialisée comme un enjeu actuel pour le sujet de l’inconscient. De nos jours, stipule l’OMS, la dépression est la maladie la plus répandue en Occident. Cela désenclave de l’aspect narcissique ou accidentel d’un tel trouble, et amène un plus grand sens de responsabilité ; le sujet se réinscrit dans la marche du siècle. Les éléments du destin d’une culture et l’épreuve de l’individu étant liés, le phénomène historique peut être vécu en propre par chacun. Cette démarche est cohérente avec celle de Freud, l’individu ne pouvant être considéré comme une personne isolée. Le subjectif n’est pas la seule dimension psychique, le moi prenant place comme une instance et non plus pôle unique.

Enfin la psychanalyse est une pratique d’écoute, et surtout d’écoute de ce qui ne va pas. Elle entend la manière dont cela se dit. Ainsi, voir les grandes lignes de la catastrophe, la destruction causée par la volonté de domination gestionnaire devenue folle, le nihilisme, le culte de la raison qui conduit à une coupure du corps et des émotions, tout cela peut apparaître dans le discours du patient. Nous pouvons, aussi, le considérer comme témoignage d’une époque, parole vraie et non vulgaire communication. Peut-être nous dit-il, au-delà de son malheur propre, la catastrophe dont il est imprégné bien malgré lui. Par exemple, le tourment profond qui habite Nietzsche comme Rilke, est la question du deuil. Ils voient que le monde connu est mort. Or le deuil est une épreuve à traverser, comme le souligne Freud, et non une maladie ; on ne résout pas le deuil, mais on le fait. La dépression mondiale ne se combat pas à l’aide d’une pharmacopée impuissante, mais s’écoute attentivement.
Et si, comme les grands du siècle passé, et après l’horreur de la Shoah et de Hiroshima, nous avions nous aussi à traverser cette période de deuil, peut-être bien plus considérable que ce qu’ils eurent à affronter ? Le changement de rapport ne passe-t-il pas nécessairement par le deuil, semblable à la mélancolie, mais dont nous aurions oublié l’objet : la figure de l’homme, celle qui a habité notre civilisation, figure perdue sans retour possible ?
Le XXIe siècle s’ouvre sur des enjeux révolutionnaires que la psychanalyse, dans son fond « mauvaise conscience » du temps, pourrait aider à dévoiler et à assumer. Bien qu’il appartienne à un autre champ de référence, l’ouvrage de Fabrice Midal Risquer la liberté n’en est pas moins nécessaire, tant par les perspectives qu’il ouvre que par son ton même, authentiquement libéré des exposés dogmatiques. Il nous permet d’avancer vers l’essentiel de la blessure de notre époque. J’aimerais pour finir citer cette phrase de Chögyam Trungpa, qui conclue bien le propos comme le livre : « On approche de la vérité lorsqu’on doit faire face à la désorientation, lorsqu’on ne sait plus trop comment se prendre en main, sans points de repère. »

Nicolas D’INCA

mercredi 9 décembre 2009

Jung et le religieux. Entretien avec Michel Cazenave, 2e partie.

Carl Gustav Jung a été un pionnier de la psychologie des profondeurs ou psychologie complexe. Une de ses innovations est le concept de Soi, inspiré de la pensée orientale, dont nous avons souligné la différence avec le moi lors d’un premier article. Il mènera toute sa vie un dialogue fécond avec la religion, ce que nous voulons éclairer dans cette deuxième partie de l’entretien avec Michel Cazenave. Le directeur du CEFRI-Jung évoque pour nous les rapports de Jung au phénomène religieux.



Vous citez souvent Maître Eckhart lorsque vous parlez de Jung ?
Jung se réfère tout le temps lui-même à Maître Eckhart, il est entièrement formé par sa théologie. Dans les Types psychologiques, il y a quinze pages sur Maître Eckhart. Sur le fait qu’on ne peut rien dire de Dieu, qu’on ne peut en connaître que ce qui est dans l’âme, ce que Maître Eckhart appelle le « Dieu manifesté », qui n’est pas la déité en soi. Il fait la différence entre deus et deitas. Il y a l’abîme de Dieu, devant lequel on ne peut qu’être silencieux, et en faire une expérience illuminante. C’est la deitas. Et l’abîme en tant qu’il se révèle est le deus revelatus, qui n’est jamais que la manière dont nous nous le représentons. Et Jung dit toujours, « moi je suis psychologue, je ne veux pas faire de métaphysique ». Il ne peut donc que prendre la métaphysique selon la manière dont elle est vécue psychologiquement. Mais en sachant très bien que la métaphysique est la bordure de la psychologie.


Pourriez-vous nous dire quelques mots de la théologie négative ?
La théologie négative est cette idée que lorsque nous disons « Dieu existe », nous ne pouvons que nous tromper. Car « existe » dans ce cas n’est pas l’existence telle que nous la vivons dans notre monde, il s’agit plutôt d’une « surexistence ». Nous ne pouvons pas définir notre principe et notre horizon, car c’est la condition de possibilité de notre existence et de notre pensée. On ne peut en parler que de manière négative, ce n’est pas ceci, ce n’est pas cela ; et naturellement, ce n’est ni l’absence de ceci ni l’absence de cela. Ce n’est pas à proprement « rien ». Un néant suressentiel. Au-delà même de l’essence, car lui affecter une essence serait encore du domaine de la représentation. Selon notre vocabulaire, ce n’est rien. Cela nous échappe de partout, quoi qu’on puisse dire ce sera toujours faux, toujours à côté, on ne peut procéder que par négation, comme si on circonscrivait un trou de la pensée, pour préserver Dieu, le mystère, le principe.


Jung lui-même emploie ce mot de Dieu ?
Sa position est claire, dans une interview à la BBC on lui demandait s’il croyait en Dieu, et il répondit tranquillement : je ne crois pas, je sais. En même temps il précise bien que dans notre culture il est admis de parler de Dieu, donc il se sert de cette dénomination. Quasiment comme une convention de langage. C’est l’origine de tout. L’Un d’avant tout, dont on ne peut rien dire, silence. Il n’y a que l’expérience qu’on peut en faire. Strictement indicible, comme le satori. Il bâtit là une notion d’universel singulier, l’universel ne peut se vivre que dans la singularité d’une personne, pour autant que la personne s’est dépassée elle-même. Jung explique bien que le centre de l’homme est un vide, un vide créateur, le Soi, à partir duquel l’homme se construit réellement. C’est pourquoi par exemple le développement personnel est du pur narcissisme. C’est la culture du moi, or c’est précisément ce qu’il faut dépasser.


Dans sa compréhension de l’homme et de la folie, Jung a donc été marqué par la spiritualité issue de toutes les grandes traditions ?
Dès qu’on parle de spiritualité, on voit bien les présupposés philosophiques différents selon qu’on l’envisage comme processus de sublimation ou qu’on la prend au sérieux en tant que telle. C’est le cas de Jung. Le maître soufi Ibn’Arabi décrit « l’arc de la descente », de Dieu vers le monde en passant par le monde imaginal, et « l’arc de remontée » pour les mystiques. On peut penser que les autistes s’en sont arrêtés au monde imaginal, dans l’arc de la descente. Entre psychiatrie et mystique, il y a à la fois une parenté profonde et une différence radicale. Les mystiques ne sont certainement pas des fous. Car cela fait une différence selon qu’on soit passé par l’incarnation ou pas. Ne pas avoir accédé au moi ou dépasser le moi, ce n’est pas la même chose. On peut en tout cas poser la question aux psychiatres : pourquoi tant de délires mystiques ? Le psychotique est peut-être un mystique qui ne peut pas aboutir. Il ne s’agit pas de nier la maladie mentale en tant que telle, mais si cela insiste tellement, cela doit signifier quelque chose. C’est là qu’il faut tenir l’identité et la différence. Ce que retrouve largement Jung, c’est la pensée que développe Platon dans le Phèdre, quand Socrate dit que la folie est un bienfait pour l’humanité. Il y a la mauvaise folie, la maladie mentale et la bonne folie où l’on est dépossédé de soi, on a dépassé le moi et on est pris par « cela » qui nous emmène autre part.


Vous avez vous-même étudié auprès de l’islamologue Henry Corbin. Que lui doit Jung dans sa pensée ?
Jung a beaucoup travaillé avec Henry Corbin, dès 1945 ils se voient chaque année. Corbin nous montre qu’il y a une puissance de pensée extraordinaire dans la mystique. Notre temps ne connaît plus que le couple rationnel/irrationnel. Mais la raison a ses limites et ses propres impasses, et alors nous passons à ce que Henry Corbin appelait le « transrationnel ». L’irrationnel est de l’ordre de la régression, le transrationnel de l’ordre du dépassement. La psychose serait du côté de l’irrationnel, le mystique du transrationnel. On n’abandonne pas la raison mais on sait bien qu’à un certain moment elle ne peut plus rendre compte, et on passe à autre chose. Ce qu’on ne comprend pas chez Jung, qui parle tant du religieux en précisant que ce n’est pas « religare », relier, invention tardive ; mais « relegere », relire, le scrupule, la manière d’examiner. La religion est donc de l’ordre de la pensée rationnelle ! Un homme religieux est un homme qui se pose des questions : ce qui me dépasse, qu’est-ce que ça me veut ? Qu’est-ce que ça attend de moi, à quoi est-ce que je suis appelé ? Jung sur le fronton de sa maison avait fait graver cette phrase en latin : « Appelé ou non appelé, le dieu sera là ». Le dieu, au sens très large, fera irruption dans ma vie et me forcera à examiner ce qui est attendu de moi. Et pourtant, en entrant dans la maison, dans l’anti-chambre, un buste de Voltaire ! Il n’est jamais question d’abandonner la raison, même si on la dépasse. Car si Jung a été proche du catholicisme par l’importance accordée au symbolique, il restera toute sa vie protestant car il y trouve ce à quoi il ne peut renoncer : le libre examen.


Propos recueillis par Nicolas d’Inca

Bouddhisme Actualités, décembre 2009

mardi 10 novembre 2009

Un autre visage de Jung

Jung est mal connu en France. Si on dépasse les querelles d’écoles entre psychanalystes, que sait-on réellement de Jung ? Michel Cazenave est responsable de la traduction française de l’œuvre jungienne depuis maintenant vingt-cinq ans. Philosophe, poète, producteur à France Culture avec « Les vivants et les dieux », il a fondé le Centre d’Etude et de Recherche Francophone Carl Gustav Jung. A l’occasion du colloque « Psychanalyse et Bouddhisme. Au-delà du sujet, la liberté ? » qui aura lieu à Paris le 19 décembre, il nous a fait l’honneur d’accepter de répondre à quelques questions sur ce thème. Son intervention portera sur une « Relecture de Jung : le complexe du moi et son nécessaire dépassement (Jung et la spiritualité orientale) ».

Qu’en est-il de la notion de sujet ou de subjectivité en psychanalyse ?
Le moi chez Jung n’existe pas en tant que tel. C’est une illusion. Le sujet n’existe pas. Cela me semble évident, ce que nous appelons la subjectivité, il faudrait arriver à s’en défaire un jour. On la présente comme un progrès de l’Occident mais je crois que c’est une grande perte de l’Occident. Evidemment, il faut nuancer un peu. Fondamentalement, je pense que l’être humain n’est pas un sujet, car il n’est que l’espace où se manifeste autre chose que son propre moi. En même temps, on a aussi besoin d’un moi, même si en tant que jungien, je pense que le moi est un pur complexe, ou un agrégat pour prendre ici un vocabulaire bouddhiste. Lorsque le « cela » s’est révélé, le moi s’est transformé. Ce n’est plus l’ego de la subjectivité, c’est simplement le réceptacle que nous sommes pour que puisse se manifester ce « cela ». C’est le Soi tel que l’entend Jung, quand il dit qu’il s’agit de passer de « je vis » à « cela vit en moi ». A partir d’un certain stade du processus, le moi n’existe plus que pour refléter le Soi. S’il n’y a pas de réceptacle au Soi, comment va-t-il se apparaître ? S’il n’existe pas quelque chose, comment le principe totalement inconditionné ou la vacuité va-t-elle se manifester ?

Cela rejoindrait la notion bouddhiste de vacuité ?
Je crois que c’est très clair. Quand Jung parle du Soi, il faut bien comprendre qu’il le prend au sens strict. Il le définit toujours comme un concept-limite, c’est-à-dire un concept à la limite de la psychologie et de la métaphysique, pour ne pas dire spiritualité. Dans le Commentaire du Mystère de la fleur d’or, il reprend l’expression qui consiste à dire que c’est « un concept-limite à valeur négative ». Il s’inscrit alors dans toute la tradition occidentale de la théologie négative, selon laquelle le principe, on ne peut strictement rien en dire. Jung le dit souvent, ce qui m’intéresse aussi dans la psyché humaine, est de l’ordre de la finalité, c’est-à-dire ce à quoi je suis appelé. D’où est-ce que nous venons et en même temps à quoi est-ce que nous sommes appelés ? Au dépassement de nous-même. C’est l’idée que dans la psyché humaine, tout est processus, tout le temps en train de changer. Quand il parle d’individuation, il pense à un processus continu, un chemin qui change sans cesse. On n’est jamais arrivé – sauf dans certaines expériences particulières, et là Jung cite le satori ou le samadhi. En-dehors de ces expériences, on n’est jamais arrivé et d’ailleurs même du satori, on en sort ! Il a quand même eu de très longues discussions avec D.T. Suzuki, ils ont travaillé des années ensemble au cercle d’Eranos. Jung a écrit tout un ensemble d’articles sur le Bardo Thödol, le livre de la grande délivrance, qu’à l’évidence Suzuki lui avait donné à lire.

Jung avait donc un vrai rapport au bouddhisme ?
De ce point de vue-là, il est assez proche de Rudolf Otto, qui compare Maître Eckhart et Maître Dogen. La position de Jung est de dire : effectivement, ils aboutissent à un point commun, en même temps on ne peut pas oublier que l’un est chrétien et que l’autre est bouddhiste. Cela s’inscrit donc dans des horizons différents et avec des conséquences différentes. Il y a toujours cela chez Jung, la volonté de trouver le plus primordial, le plus originaire, le plus principiel si on peut dire, et en même temps de voir dans quelle réalité nous sommes inscrits. Chez Jung, contrairement aux autres psychanalystes, on ne peut pas dissocier la sexualité de la spiritualité. Il cherche une conjonction des opposés entre les deux. C’est vrai qu’alors la sexualité n’est plus exactement celle que nous connaissons, et la spiritualité également est différente, plus proche du taoïsme ou du tantra.

C’est-à-dire une spiritualité incarnée ou corporelle ?
Et oui, bien sûr ! Dans la manifestation du principe, le moment où le corps et l’esprit ne sont pas encore séparés. En même temps chez Jung, la pensée du monde intermédiaire ou monde imaginal est centrale. Jung avait mis au point l’imagination active, la manière dont un certain nombre de structures archétypiques se mettaient en branle, grâce à des visualisations. On est très proche du thème de la dakini. Mais ce n’est pas une projection. C’est l’anima en tant que structure vide, la face féminine du divin, qui se manifeste dans un acte d’imagination créatrice. Elle existe par elle-même dans le monde imaginal. Ce n’est pas une représentation, ni une entité réelle, mais elle se trouve dans le monde intermédiaire. Imaginatio vera non fantastica, comme disent les alchimistes, une imagination qui crée son monde non imaginaire. Nous sommes très proche de la pensée bouddhique du sambhogakaya. A une certaine profondeur d’expérience intérieure, avec des variations selon les cultures, il y a quand même un certain type d’expérience commun.

On demandait à Jung à quoi ressemblerait sa pensée s’il pouvait se défaire de toute théorie, il aurait répondu : ah ! ce serait du pur Zen. Qu’entendait-il par là ?
Je relisais un écrit de Jung à partir d’un texte taoïste – mais le taoïsme rencontrant le bouddhisme a donné le Ch’an – où il parle de la découverte de la réalité dans le pur instant. Je crois que cela a à voir avec cette notion, et aussi avec ce qu’il entend par la « synchronicité », où le non-temps fait irruption dans le temps. On a alors une vision immédiate d’un autre type de réalité. De la Réalité dans la réalité. Cela change notre rapport au monde. La question est de comprendre comment on découvre le vide. Dans le Commentaire sur Le Mystère de la fleur d'or Jung consacre quarante pages sur le vide. Il emprunte énormément au bouddhisme et au tao. Jung nous invite non pas à le croire sur parole mais à vérifier par nous-même et à remettre ces questions au travail. La psychanalyse devrait être tout le temps à réinventer.
Propos recueillis par Nicolas D’Inca

BibliographieMichel Cazenave, Jung, l’expérience intérieure, Editions du Rocher, 1997 et Bible et religion : Les vivants et les Dieux, Desclée de Brouwer, 2002.
Carl Gustav Jung,
La réalité de l’âme, Livre de Poche, 2007 et Commentaire du Mystère de la fleur d’or, Albin Michel, 1994.
Dictionnaire Jung
, Ellipses, 2008, collectif.

Article paru dans Bouddhisme Actualités, novembre 2009

lundi 12 octobre 2009

La vie parfaite.


Les mystiques sont des gens qui prennent le large, et c'est ce que la psychanalyste Catherine Millot s'attache à montrer dans son ouvrage "La vie parfaite", Gallimard, 2006, L'infini. La critique de livre qui suit est parue dans Psychiatrie Française N°1/2008.

Le beau livre de Catherine Millot entraîne le lecteur dans un essai sur la mystique. Elle tisse une œuvre qui trouve son unité grâce à l’écriture élégante de l’auteur, à travers trois portraits de femmes. Leur point commun est une intense expérience de Dieu et de la liberté. L’ensemble se découpe en trois essais dont l’importance va décroissant. Le premier, offrant le titre au recueil « La vie parfaite », est consacré à Jeanne Guyon, grande mystique française du XVIIe. Le second titre « Une merveilleuse volonté d’inanité » reprend un mot de Bataille au sujet de Simone Weil, tout à la fois communiste, chrétienne et philosophe française majeure du XXe. Enfin « Waste Land » présente la personnalité d’Etty Hillesum, jeune intellectuelle juive qui connaît « Une vie bouleversée » alors qu’elle s’ouvre à l’amour et que le nazisme envahit la Hollande.

Gelassenheit, laisser-être ou encore abandon, dit notre auteur Catherine Millot. Un « simple acquiescement » dit Madame Guyon à son plus célèbre disciple, Fénelon. Ce thème guyonien de l’« acquiescement simple (…) qui est du fond du cœur » est le fil rouge de l’ouvrage. Le lien entre les trois femmes, aux vies pourtant si disparates, est palpable : elles vivent l’amour de Dieu en leur cœur. Madame Guyon est une des plus grandes mystiques chrétiennes françaises. Aujourd’hui injustement méconnue, en raison même des procès diffamatoires qui visèrent à la réduire au silence – Bossuet en ce sens hélas fit beaucoup. Il est délicat en quelques lignes de retracer un parcours spirituel si dense. L’auteur elle-même y consacre une centaine de pages, présentant les évènements de la vie de Mme Guyon, sa beauté, son mariage précoce et malheureux à un homme bien plus âgé, ses enfants, la maladie qui la défigure, la mort de ses proches et enfin la haine qui entoure sa réalisation spirituelle. Mais l’essentiel est ailleurs, et les raisons psychologiques qui amèneraient Guyon à devenir qui elle est sont inadéquates à rendre compte de son accomplissement. C. Millot elle-même semble chercher au-delà, dans la parole même de la sainte. « Son témoignage nous confronte à l’énigme d’une réalisation subjective dont nous avons perdu les clefs ». La beauté de cette femme, son courage et sa foi inébranlables, réside en ce qu’elle sent sa vie ne pas lui appartenir et accepte de s’abandonner corps et âme à Dieu. Sa voie est celle de l’amour et va au-delà du simple renoncement chrétien ; elle le radicalise dans un dénuement toujours plus grand, afin de s’ouvrir à la présence divine. L’auteur cherche à retracer ce parcours, citant abondamment Jeanne Guyon et ses contemporains, parmi lesquels Fénelon, si différent d’elle, son plus fervent disciple. Guyon écrit à ce sujet « Le miracle est que la rencontre eut lieu ». Elle se donne pour tâche de détruire la raison humaine afin d’établir la sagesse de Dieu. Quant à Fénelon, sa thèse forte est que le pur amour de Dieu pouvait conduire au sacrifice consenti de son propre salut éternel. Maur de l’Enfant Jésus a ouvert la voie à ce qui sera la tâche de Jeanne : « Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. » La grandeur de cette doctrine décriée à tort par le conformisme religieux ressort ici, loin d’un dolorisme mais dans une véritable passion de vivre. Le livre de Catherine Millot a le mérite de rappeler à la réflexion ces thèmes tombés en désuétude malgré leur importance spirituelle. Louis Cognet dans le Crépuscule des mystiques, décrit la France du XVIIe dans un « bourgeonnement de sainteté ». Mais la fin du siècle voit l’apogée et le déclin de la tradition mystique. Guyon est embastillée, les écrits de Fénelon sont condamnés par le pape. C’est le « procès de la mystique » elle-même qui a lieu. On assiste à une caricature d’accusation de « quiétisme », forgée de toutes pièces. Guyon, pourtant irréprochable, est attaquée sur le terrain des mœurs, mais c’est l’oraison qu’on cherche à discréditer, la prière silencieuse qui repose dans l’espace et l’ouverture de Dieu. C’est toute la gravité de la situation, dont Fénelon saisit clairement les enjeux : avec sa condamnation c’est l’amour désintéressé qui est proscrit. « On veut réduire tout l’amour au désir d’être heureux » écrit-il en janvier 1699. L’actualité de son analyse est frappante. C. Millot commente : « En France, la tradition mystique fut rompue. Retournée à l’état sauvage, Janet la retrouva dans les salles d’hôpital ». La psychiatrie comme réponse moderne à la « folie » mystique, ce dont l’auteur ne parle pour ainsi dire pas. Les références à la psychiatrie sont absentes et à la psychanalyse discrètes, même si elle cherche à préciser quel pourrait être le régime de désir ou de jouissance de ces femmes. Elle s’intéresse plus à la cohérence interne de la pensée de ses inspiratrices, auxquelles elle voue une admiration qui confine parfois, dans l’écriture, à l’identification. Ainsi nous dit-elle « Qu’est-ce que la vie sans ego, la vie sans moi ? L’immensité, c’est aussi la liberté. (…) La liberté, c’est d’être au large, d’être élargi à l’infini. ». Après 5 ans à la Bastille, la persécution se lasse, Madame Guyon libérée s’établit à Blois, avec quelques disciples Anglais et Allemands. Elle laisse un magnifique testament spirituel de ses dernières années où malgré les peines extrêmes « tout est Dieu ».

Quelques siècles plus tard en France, une autre femme cherche à s’abolir elle-même au profit de Dieu. Simone Weil est plus célèbre pour ses écrits philosophiques ou ses activités militantes, mais son parcours spirituel paradoxal est d’une force exemplaire. Issue d’une bonne famille juive, elle se tourne vers le christianisme. Philosophe de l’ENS, la « vierge rouge » n’adhère jamais au parti communiste malgré ses activités parmi les syndicalistes révolutionnaires. Elle tente de penser l’aliénation du travail et la servitude. Elle en fait l’épreuve dans ses chairs même : l’usine. Elle partage la condition des plus malheureux, en faisant face à la perte de dignité humaine des « esclaves de la machine moderne ». La curiosité de Simone Weil était passionnée et s’exprimait par tout son corps et son regard avide, nous dit Catherine Millot, cette curiosité insatiable qui la pousse à comprendre de l’intérieur la souffrance de son siècle. Son rejet de la féminité est évoqué mais surtout sa passion pour la vérité. Elle était « d’une authenticité à faire peur ». Simone comme Jeanne va au-delà d’un simple détachement chrétien, et fait preuve d’une inflexible volonté de disparaître. « Si la douleur fut la brèche par où s’engouffra la beauté, celle-ci fut à son tour la voie royale du divin. », à quoi Millot ajoute « ce qu’elle aime dans la beauté, c’est la puissance du réel ». Au-delà de la volonté, valeur maîtresse du XXe siècle prophétisée par Nietzsche, Simone Weil travaille la réceptivité, la présence réelle, l’ouverture de l’espace. Il y a plusieurs thèmes centraux dans le livre, le dépassement du moi, le consentement absolu, le réel ; et le vide. « Le vide est primordial. Dieu est le vide » dira Weil, qui cherche à tout consommer dans son désir héroïque d’atteindre « le pays pur, le pays respirable, le pays du réel. » Tout abri lui est insupportable, après avoir fui la France pour l’Amérique, elle rejoint Londres dans l’espoir de regagner les territoires occupés. L’auteur parle de « l’anéantissement du moi, condition traditionnelle de l’union mystique ». Simone entend se défaire des besoins, des désirs, dans une ascèse extrême car « il n’y a pas de degré intermédiaire possible pour moi entre le sacrifice total et la lâcheté. », ce qu’elle radicalise dans cette formule en forme de condamnation « la pureté totale ou la mort ». Après un bref séjour à Londres, épuisée par les travaux physiques, affamée à l’extrême, exilée, ne pouvant rejoindre la France occupée, elle se laisse gagner par la mort.

Simone Weil disait « il faut la sainteté que le moment présent exige », alors que sa contemporaine Etty Hillesum, dont l’œuvre est certes moindre, réalise dans les faits ce souhait. Le début de l’essai qui lui est consacré, comme du journal de cette jeune femme, est par trop psychologisant. En effet, elle ne va pas au bout de sa jouissance sexuelle, elle connaît l’ambivalence, le transfert massif sur son « psy » jungien qui pratique la lutte thérapeutique au corps à corps… Mais Etty est dans une quête de la Femme, de sa propre féminité, ce qui est intéressant car pour Guyon comme Weil, la chair est dédaignée. Progressivement pour la première, d’emblée pour la seconde semble-t-il ; alors que la sensualité est une voie de découverte pour Hillesum. Elle connaît un passage de l’avidité au laisser-être, de la possession au renoncement. Elle comprend que « cette peur de ne pas tout avoir dans la vie, c’est elle justement qui vous fait tout manquer ». Son parcours est fulgurant, pressé par le temps qui se condense vers l’imminence de la « solution finale », l’assassinat techniquement organisé dans lequel elle périt comme tant de Juifs d’Europe . Elle ressent la guerre et la destruction de son époque comme lui appartenant en propre, comme n’étant pas extérieure mais au contraire le reflet de son « champ de bataille » intérieur. C’est là qu’elle s’emploie à trouver la paix, en travaillant dans l’intimité du mal. Elle sert un temps au camp de déportation de Westerbork, d’où elle-même sera expédiée vers la mort avec sa famille. Elle s’emploie à vivre les jours qui restent tout en regardant la vie en face puisqu’« il faut oser faire le grand bond dans le cosmos ». Dans cet intense foyer de la souffrance humaine, elle se trouve au-dessus de l’abîme et elle témoigne. Elle comprend « qu’écouter et se taire ouvre une clairière ». La vie toute nue, c’est la vie parfaite écrit Catherine Millot, qui retrouve son fil. La voix simple et limpide d’Etty qui se sait condamnée nous parvient du camp par une ultime lettre :« On s’oublie soi-même et c’est fort bien ainsi. »

Malgré une interprétation analytique aussi brève qu’insistante en fin de volume, l’auteur elle-même ne semble pas voir la clef de la compréhension de ces trois destins de femmes dans une oralité excessive ou une jouissance féminine au sens lacanien. Nécessité éditoriale ou obligation formelle peut-être d’une conclusion, la psychanalyse qui jusqu’alors était plutôt discrètement à l’écoute du phénomène mystique se met à parler et à expliquer, sans toutefois convaincre. On peine parfois à se situer, entre l’admiration toute légitime pour la grandeur d’âme d’une sainte moderne, l’explication psychologique de ses agissements, l’interprétation analytique de sa position subjective. Catherine Millot s’interroge sur le dépassement de l’aliénation propre au moi imaginaire et au sujet du langage, sur la possibilité d’une place véritable pour le sujet, « sans ego » dit-elle, acéphale pour reprendre Bataille ; mais la naissance du sujet n’est-elle pas précisément structurale ? N’est-ce pas la folie plus encore que la liberté que ne plus reconnaître le principe de plaisir mais son au-delà, la pulsion de mort ? Elle pousse parfois jusqu’à établir un parallèle entre la direction des âmes et celle des cures psychanalytiques. Dès lors, quid de la psychanalyse ? Où se situe-t-elle par rapport à la religion, à laquelle on reviendrait finalement par les chemins plus obscurs et moins fréquentés de la mystique ? L’ouvrage est d’une érudition certaine, à souligner comme une de ses qualités. La vie de ces trois femmes, leur œuvre est bouleversante et mérite de s’y attarder. Cependant, le caractère allusif de l’interprétation proposée laisse supposer que l’auteur pourrait se satisfaire de la citation reprise par Etty Hillesum à la fin de l’essai qui lui est consacré, au sujet de ces femmes emplies « d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement. ».


Nicolas D’INCA

jeudi 8 octobre 2009

Y a-t-il une vie après l’ego ?


Le terme de « non-ego » fait peur. Il est mal compris, mais peut-être aussi mal expliqué. Souvent les gens se demandent : Ne faut-il pas d’abord construire son moi et le rendre plus fort, avant d’oser s’aventurer sur le dangereux terrain du non-moi ? Y a-t-il une vie après l’ego ? A cette question, la tradition bouddhiste et l’école de la psychanalyse, en apparence si éloignées, se rejoignent sur l’essentiel.

Les trois marques de l’existence
Le bouddhisme de son côté répond : le moi n’existe pas. L’ego est une illusion sans fondement qui nous emprisonne et nous tue, en nous faisant croire à une personne stable et rassurante, que chacun situe quelque part vers l’intérieur de soi, et appelle affectueusement son moi. Ce qui est une drôle d’idée, les textes précisant bien que s’attacher à un moi revient à traîner derrière soi un cadavre. Les notions d’impermanence et de non-ego sont des enseignements fondamentaux du Bouddha, et constituent avec la souffrance les « trois marques de l’existence ». La traduction ici est sans doute maladroite, et il serait plus juste de parler de mouvementation, de transformation, de non-solidité des phénomènes plutôt que d’« impermance » ; et de dire non-saisie, impossibilité de s’accrocher à un caractère figé de la réalité, absence de limitation des êtres et des choses, au lieu de « non-ego ». Car ce terme, loin d’être négatif, désigne plutôt une liberté qu’une privation. Le non-ego est une notion positive, contrairement aux idées reçues. La vérité de l’homme est le non-moi, rien d’autre – ce qui n’est pas sans rapport à sa nature éveillée. Cette perspective radicale interdit tout dogmatisme identitaire. Un bouddhiste ne pourra jamais vous reprocher d’avoir « trop d’ego » sauf à nier les enseignements, puisque la vacuité du non-ego est première.

Le moi imaginaire
Quant à la psychanalyse, elle répond : le moi est une erreur de point de vue. Freud, de manière révolutionnaire, découvre l’envers de la conscience fondée sur l’ « ego cogito » cartésien. Cet envers est l’inconscient, qui force le sujet moderne, le sujet de la science, à reconnaître qu’il n’est pas le maître en sa demeure. Le moi est une surface qui ignore les profondeurs. Jamais l’être humain ne peut s’y limiter, encore moins s’y identifier sans tomber dans une forme ou une autre de folie. La psychanalyse a parfois dévié de ses buts premiers et a été récupérée par le consumérisme de nos sociétés occidentales, qui veulent des réponses rapides et sans équivoque. Que le moi soit une illusion est alors oublié au profit de son amélioration, de sa plus grande adaptation, de son confort et de sa réussite. Tout cela est sans doute très valable, mais repose sur le malentendu fondamental qui consiste à se prendre pour son moi. Le fantasme de pouvoir un jour se saisir complètement soi-même, et atteindre par là un état permanent de sécurité et de possession, est voué à l’échec. Nous ne pourrons qu’être déçus, car c’est impossible. Heureusement, le travail de Jung, de Lacan, de Dolto va également dans le sens du non-moi. L’homme est habité, par exemple par le langage, et la parole le parle sans qu’il puisse la maîtriser de l’extérieur. Le moi, pour Jacques Lacan, est une instance imaginaire de contrôle et de méconnaissance. L’ignorance, l’illusion, la tromperie le caractérisent. La cure analytique permet la traversée des apparences, pour se retrouver de l’autre côté du miroir et échapper à l’emprise du narcissisme qui prend le reflet pour un être existant en soi.

Au-delà de l’ego, la liberté ?

Ce leurre fondamental qu’est le moi*, ce prétendu sujet qui considère son monde comme un objet, est dénoncé par la psychanalyse, qui rejoint là l’enseignement central du bouddhisme que constitue le deuxième tour de roue, à savoir la découverte de la vacuité. L’être humain a la possibilité de s’ouvrir à un espace qui dépasse largement les limites de quelque moi qu’on puisse s’évertuer à construire. Cette reconnaissance passe notamment par la pratique de la méditation assise, qui en nous posant sur le sol et en nous ouvrant au ciel, constitue un véritable soulagement et peut-être même nous rend à notre liberté première. Le moi se constitue de névroses comme l’ego de conditionnements mentaux, et dans la pratique, libre à nous d’en défaire les jeux. La construction du moi ne nous libérera jamais, elle va au contraire nous enfermer. Lacan, dès son fameux discours de Rome en 1953, insiste : il faut en finir avec le moi. La psychologie est une impasse. Tout l’enjeu est d’accepter que notre être est plus grand que tout ce que pourra en dire le moi. L’idée même de se construire n’est possible qu’à partir du fait que le moi est non-solide.
La conscience n’est pas l’ordre de mesure de l’être. Ce n’est pas en le décidant ou par un effort de volonté que nous arriverons à nous construire. On ne peut donc pas dire qu’il faut un moi solide pour entrer dans le non-moi. Au contraire, c’est quand il y a du non-moi, du non-ego, de la vacuité, que l’on respire, que l’on peut accéder à une certaine liberté. Notre être est absolument insaisissable, car quelque chose d’ouvert se tient toujours en nous, et donc un accès possible à la liberté. Ici les distinctions entre bouddhisme et psychanalyse ne sont pas si étanches qu’on le croit. Dans un travail analytique, on s’ouvre de manière réelle à quelque chose de plus vaste que soi. Il ne saurait y avoir de jugement de valeur en ces domaines, il nous faut au contraire sortir des catégories et entrer dans l’expérience.


Nicolas D’Inca



* « Au-delà du sujet, la liberté ? » est le thème du colloque « Bouddhisme, Méditation et Psychanalyse », qui se tiendra à Paris le samedi 19 décembre 2009. Interventions : Michel Cazenave, philosophe et poète, « Relecture de Jung ». Alain Gaffinel, médecin urgentiste, « La méditation est-elle une thérapie ? ». Jean-Luc Giribone, écrivain et éditeur, « A la recherche du moi : une lecture croisée de Chögyam Trungpa et de Jacques Lacan. » Fabrice Midal, docteur en philosophie, enseignant la méditation, « L’ego dans le bouddhisme. Structure d’une illusion. » Jean-Jacques Tyszler, psychiatre, psychanalyste, « Y a-t-il un sujet de l’inconscient ? »

Bibliographie
Chögyam Trungpa, Le mythe de la liberté, Seuil, 1979
Fabrice Midal, Quel bouddhisme pour l’Occident ?, Seuil, 2006. Voir en particulier le chapitre II. A. « Le bouddhisme face à la psychologie et la psychanalyse »
ABC du bouddhisme, Grancher, 2008, par exemple « Le non ego », « L’impermanence », « L’interdépendance », « La vacuité »
Pierre Jacerme, Monde, déracinement, présence des dieux, Editions du Grand Est, 2009. Voir en particulier les pages 15 et 24-30 sur le stade du miroir.

Article paru dans le numéro d'octobre 2009 de "Bouddhisme Actualités"

jeudi 17 septembre 2009

Guérir par la méditation, vers une révolution silencieuse


Cet article fait la une de couverture du journal "Bouddhisme Actualités" numéro 116, septembre 2009.

La méditation sort du cadre traditionnel qui était resté le sien depuis sa découverte par le Bouddha historique, il y a 2500 ans. Le monde entier commence à découvrir les bienfaits de la pratique de l’attention et de la présence, et ce quel que soit le milieu socio-professionnel, des relations d’affaires à la santé en passant par l’éducation. Et si une révolution silencieuse était en marche ?

La méditation, le remède de demain ?

Tous ceux qui ne sont pas bouddhistes mais veulent accéder à plus de présence dans leur vie peuvent se réjouir, car la science occidentale se tourne vers la méditation et confirme ce qu’un bon nombre de pratiquants savait déjà : la méditation guérit. Les bouddhistes ont également motif à l’enthousiasme, car cette découverte, dont notre monde pourrait avoir grandement besoin, leur est rendue de manière intacte mais neuve et inventive. Accessible à tous sans restriction, la pratique de l’attention pourrait être le remède de demain : simple, gratuite, sans effets secondaires. Des recherches scientifiques d’envergure ont démontré son pouvoir de guérison, et les structures de santé s’intéressent sérieusement à elle. Il suffit de trouver quelques minutes de calme et de recueillement chaque jour pour commencer une cure d’un nouveau genre. Certains la connaissent déjà, d’autres pas encore. Voici un tour d’horizon pour présenter la pratique en quelques mots.
Porter attention. Etre présent. Accueillir ce qui vient. Ecouter son corps, sentir ses émotions et voir ses pensées. Laisser place à un espace où respirer et exister, sans rien faire d’autre. Sortir du règne du faire et de l’avoir, pour entrer un instant dans celui de l’être. Retrouver ses sensations, rafraîchir ses perceptions, renouer avec la richesse surprenante du monde. Abandonner les histoires qu’on se raconte sur la réalité pour préférer ce qui est. S’éveiller.
Méditer est une façon éminente d’être en relation à notre propre esprit et à tout ce qui est présent. Non fabriqué, n’attendant que notre participation pour se déployer à sa pleine mesure, le présent est déjà là. Et, chose extraordinaire, il sait quelque chose de notre situation, et ce savoir guérit. C’est à un autre projet de société que nous invite la méditation, considérée comme outil thérapeutique à part entière. Une société guérie d’un de ses symptômes les plus catastrophiques : le manque d’attention, de présence et d’ouverture. « Ce n’est que lorsque nous nous éveillons que notre vie devient réelle et que la possibilité de nous libérer de nos illusions, de nos maladies et de nos souffrances individuelles et collectives s’offre à nous. » souligne Jon Kabat-Zinn.

La pleine conscience contre le stress et la dépression
Docteur en biologie moléculaire originaire des Etats-Unis, Jon Kabat-Zinn enseigne la méditation qui guérit, dont il est un pionnier. Le 10 juin 2009 il a donné à Paris une présentation de l’usage thérapeutique de la méditation bouddhiste. C’est un événement. Imaginez que lors d’une conférence, tous les auditeurs se mettent à pratiquer la méditation, restant immobiles, droits et dignes, en silence dans le moment présent. C’est ce qu’a réussi à faire Jon Kabat-Zinn au Palais de la Mutualité, devant plusieurs centaines de personnes, venues s’informer sur cette approche encore novatrice dans le champ de la santé. Expérience saisissante qui ouvre une perspective nouvelle sur l’usage de la pratique méditative : et si elle sortait de son cadre, passait les bornes qui la restreignent, et s’offrait au plus grand nombre ? Le changement dans notre société, surtout si l’on commençait par les milieux hospitaliers et universitaires, serait bouleversant.
Dès 1979, Jon Kabat-Zinn élabore une approche du soin basée sur la mindfulness, la technique MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction) ou « réduction du stress par la pleine conscience ». Les indications de ce programme d’apprentissage en huit semaines ne cessent de s’élargir. Elle est utilisée pour guérir les troubles dus au stress, pour soulager les douleurs liées aux maladies chroniques, pour en finir avec la dépression, mal occidental du siècle selon l’OMS. Depuis lors, des centaines d’hôpitaux et de cliniques, mais aussi d’écoles, de compagnies industrielles, de prisons ou d’équipes sportives de haut niveau à travers le monde utilisent l’outil de la mindfulness.

Rendre visite à l’instant présent
Une fois reconnue dans sa nécessité, la présence s’apprend et se cultive. L’Association pour le Développement de la Mindfulness (ADM) est une jeune association créée pour soutenir le mouvement initié par Jon Kabat-Zinn et favoriser l’essor de la pratique de la méditation de pleine conscience dans les pays francophones. Comme le note Claude Maskens, présidente de l’ADM et traductrice des ouvrages concernant la mindfulness aux éditions De Boeck, le terme même de « mindfulness » est d’un usage courant en anglais mais difficile à rendre dans notre langue. C’est pourquoi l’association a fait le choix de garder ce mot anglais, qui signifie être attentif, porter attention et est parfois rendu par « méditation de pleine conscience ». Il s’agit d’une attention ouverte qui permet d’avoir rapport au monde dans toute sa plénitude et de retrouver la fraîcheur de ses sensations.
Jon Kabat-Zinn insiste sur ce point dans son livre L'éveil des sens : la méditation apporte plus de présence au monde. « Prendre le temps de s’asseoir et de rendre visite à l’instant présent sans ornement est un geste de grand courage. » C’est au courage de se retrouver soi-même qu’appelle la méditation, et c’est le défi qui est lancé à travers la pratique de la pleine conscience. Que l’aventure puisse se poursuivre vers le spirituel n’est pas exclu, car elle finit par englober l’existence entière ; mais l’approche de la mindfulness est purement laïque, détachée de toute croyance, centrée sur la personne. Avoir confiance dans le pouvoir de l’être humain de faire face à la souffrance, avec courage et honnêteté, et découvrir un au-delà de la peine par ce geste même d’attention, voilà qui aujourd’hui peut apparaître comme proprement révolutionnaire.

Nicolas D’Inca



Bibliographie
Jon Kabat-Zinn, L’éveil des sens. Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience, Editions des Arènes, 2009
Au cœur de la tourmente, la pleine conscience, De Boeck, 2009
Dr Frédéric Rosenfeld, Méditer, c’est se soigner, Les Arènes, 2007
Zindel V. Segal et al. La thérapie cognitive basée sur la pleine conscience pour la dépression, De Boeck, 2006

La rubrique Psychologie et Méditation
Dès le numéro de septembre 2009, « Bouddhisme Actualités » vous propose une rubrique dédiée aux rapports entre bouddhisme et psychologie, entre méditation et thérapie, entre spiritualité et soin de la psyché. Chaque mois, un article écrit par Nicolas D’Inca, psychologue clinicien, thérapeute, licencié en philosophie. Pratiquant la méditation depuis une dizaine d'années, il étudie au sein de l’association Prajña et Philia, dont il organise les soirées de méditation à Paris.

vendredi 21 août 2009

Entrez dans la confiance


La confiance du Bouddha
La confiance ne va pas de soi dans le monde moderne, bien au contraire. Nous entendons plus souvent parler de la nécessité d’avoir confiance, on ne sait trop comment, face à un avenir incertain, ou de manque de confiance en soi… L’éducation ne semble pas répondre complètement à ce besoin et combien de parents disent de leurs enfants qu’ils n’arrivent pas à apprendre à l’école et à bien grandir, car ils n’ont « pas confiance en eux ». Mais comment avancer dans la vie sans confiance ? Ne pas pouvoir se reposer sur qui l’on est, ne pas s’estimer assez, ne nous laisse-t-il pas complètement démunis ? Avoir confiance dans une vie pleine et riche devient dès lors difficile.
Il suffit de regarder une statue du Bouddha, une image qui le représente, pour sentir la confiance inébranlable qui émane de lui. Son esprit d’enfance, son esprit de fraîcheur, il ne l’a pas abandonné, mais lui a laissé toute la place. Le Bouddha incarne un sens de santé que rien ne semble pouvoir altérer. La tradition raconte que lorsqu’il atteignit l’éveil à Bodhgaya, le seigneur du monde en personne vint mettre le Bouddha à l’épreuve. Le grand Brahma se dressa devant lui et le questionna sur la validité de sa découverte. Qu’est-ce qui prouve au monde que cet homme est éveillé ? Alors le Bouddha fit un geste tout à fait étonnant, dont la portée révolutionnaire nous atteint encore de plein fouet, inentamé. Il toucha la terre. Simplement, il prit la terre à témoin. La vérité de sa parole ne repose pas ailleurs que dans ce monde-ci. Aucun dieu ni aucun ciel au-delà ne peuvent déstabiliser la confiance du Bouddha en la terre de l’expérience humaine.

La méditation, un geste d’abandon
Il existe dans la tradition bouddhiste un moyen fiable de développer un sens de confiance : la pratique de la méditation assise. Contempler en son esprit la nature des phénomènes, traverser le voile des illusions et toucher, enfin, la réalité de son existence : la méditation est une ressource encore méconnue en Occident. A l’exemple du Bouddha, il est possible de s’asseoir sur un coussin, en restant immobile, alerte, les sens connectés à ce qui est là présent, en laissant tomber tout commentaire et jugement. Par la posture même que nous adoptons, la proclamation du Bouddha résonne encore. Il s’agit de faire confiance à ce que nous sommes, au niveau le plus basique. Loin d’être réservé à une élite intellectuelle ou spirituelle, ce chemin dans sa parfaite simplicité s’ouvre à tous. La confiance ne dépend, du point de vue bouddhiste, d’aucune condition. Elle est sans condition. Comme la pratique de la méditation, elle croît et grandit de manière naturelle, dans le travail que chacun fait pour y laisser de la place en lui.
Le bouddhisme indo-tibétain, et plus largement les tenants du Grand Véhicule (mahayana) reconnaissent une pratique nommée « union de shamatha et de vipashyana ». Shamatha signifie « reposer dans la paix », cette pratique vise à amener un sens de calme, d’apaisement des tensions et de lâcher prise des agitations mentales. Il s’agit d’y abandonner tout projet, en se reliant simplement au présent, à travers l’attention mouvante au souffle et aux perceptions corporelles. Ainsi, selon l’image traditionnelle, la boue des pensées peut se déposer naturellement au fond de l’eau de l’esprit et sa clarté originelle apparaît. Vipashyana signifie « conscience en éveil » ou « vision pénétrante », vigilance qui ouvre à une présence bien plus vaste que la seule pratique de l’attention. A travers cette forme de méditation, le monde devient clair, les sensations se font plus riches et plus précises, la conscience n’est plus focalisée sur le moi mais le déborde, le dépasse, l’englobe. L’union de l’attention et de la clarté d’esprit est le ressort majeur du bouddhisme.

Un potentiel présent en chacun
La méditation est en soi un geste de grande confiance. Ce qui la rend possible est le sentiment, ancré chez les maîtres de la tradition, de l’inséparabilité entre l’éveil et la confusion. Les êtres ordinaires que nous sommes, pris dans nos névroses et nos folies, sont fondamentalement des bouddhas. C’est l’immense proclamation du mahayana, à travers la doctrine de la « nature de bouddha ». Cet enseignement, aussi connu sous le nom de troisième tour de roue, fait suite à la vérité de la souffrance et à la dissolution d’un moi propre par la réalisation de la vacuité. Aussi, le terme de nature ne doit pas nous égarer. D’une certaine manière, reconnaître que nous sommes éveillés est le sens du chemin. Il n’y a rien à fabriquer ni à ajouter. Nous le sommes, mais un travail est nécessaire. Méditer, contempler et étudier nous y amène graduellement, car cette nature n’a rien d’immédiat ou de facile. Il s’agit plus d’un trésor à retrouver ou d’un royaume à conquérir, plutôt que d’une présence immuable. Le terme sanscrit qui désigne ce potentiel d’éveil est « tathagatagarbha ». La première partie du mot, tathagata, est un des noms du Bouddha, « l’ainsi allé », lui qui est entré dans le courant de la vie au lieu de rester sur la berge. La seconde moitié est composée de garbha qui veut dire parfois graine, réservoir ou cœur. C’est l’embryon de bouddha qui nous caractérise, qui que nous soyons, par le simple fait d’exister.
Cela a fort à voir avec la confiance. Sans connaissance de qui nous sommes, comment nous faire confiance, comment même rencontrer l’autre ? Or, la « nature » humaine n’en est pas vraiment une. En tant qu’hommes, nous avons à la redécouvrir sans cesse. Le maître Chögyam Trungpa s’étonnait du fait que les animaux, par exemple les chats, soient toujours eux-mêmes. Quoi qu’il arrive au chat, il se comporte en chat, sa « chat-ité » lui est bien plus naturelle que notre humanité ne l’est pour nous. C’est pourquoi le fait de parler de bonté primordialement présente en chacun ne peut jamais nous faire oublier la méchanceté, l’aveuglement, toutes les manières qu’ont les hommes d’être « in-humains ». Dans le bouddhisme, la méthode pour vivre en accord avec ce potentiel d’ouverture et reconnaître, sans fard, tout ce qui nous en éloigne, est avant tout la pratique de la méditation assise.


Nicolas D’Inca 

Article paru dans "Bouddhisme Actualités" en juin 2009

mardi 4 août 2009

Interventions "Au-delà du sujet, la liberté ?"

Voici les interventions prévues au Colloque "Bouddhisme et Psychanalyse : Au-delà du sujet, la liberté ?" organisé par une association de jeunes psychologues cliniciens, qui aura lieu le samedi 19 décembre 2009 à Paris. Ce blog servira de relais à toutes les informations ayant un lien avec ce colloque, qui s'annonce très intéressant, grâce à la qualité des intervenants et l'approche novatrice du problème. Voici une brève présentation de ce qui nous attend.


Michel Cazenave

« Relecture de Jung : le complexe du moi et son nécessaire dépassement (Jung et la spiritualité orientale). »


Contrairement à ce que qu’on croit d’habitude, Jung a toujours considéré que le moi n’était qu’un complexe – à construire sans doute, selon les modalités propres à chaque culture, mais, d’autre part, devant être dépassé.

C’est pourquoi il est allé chercher le concept de Soi dans les Upanishads indiennes – étant entendu toutefois que le Soi n’est pour lui qu’un « concept-limite », qui marque la frontière entre la psychologie et la métaphysique.

Quant à la réalité centrale de ce dernier domaine, ouvertement influencé par le néoplatonisme de Plotin, par la théologie négative du Pseudo-Denys, de Jean Scot Érigène et de Maître Eckhart, Jung a toujours considéré qu’il était de l’ordre de l’impensable et de l’irreprésentable, et qu’on ne pouvait donc le cerner que par la reconnaissance d’une ignorance essentielle.


Alain Gaffinel

« La méditation est-elle une thérapie ? »

Le terme de méditation Bouddhiste recouvre en fait des pratiques très variables dans leur forme et dans leur fond. Se plaçant dans la filiation de Chögyam Trungpa et dans le chemin ouvert par Prajna & Philia, le Dr Alain Gaffinel nous présentera la pratique de la méditation et nous montrera en quoi elle n'est pas une thérapie, ou alors une thérapie sans thérapeute et sans patient, et comment, en même temps, elle est l'espace même d'une rencontre possible avec soi.


Jean-Luc Giribone

« A la recherche du moi : une lecture croisée de Chögyam Trungpa et de Jacques Lacan. »


Pour le bouddhisme, tel que Chögyam Trungpa le présente aux Occidentaux, comme pour la psychanalyse, telle que Jacques Lacan la reformule, le moi est une instance trompeuse, source d'illusion et de méconnaissance. Mais s’agit-il dans les deux cas de la même illusion, de la même méconnaissance, et, finalement, du même moi ? Par une lecture croisée de ces deux auteurs majeurs, Jean-Luc Giribone nous donnera des éléments de réponse…


Fabrice Midal

« L'ego dans le bouddhisme.

Structure d'une illusion. »


Ce que le bouddhisme nomme ego n'a rien à voir avec sa notion en philosophie et en psychologie, il n'est compréhensible que d'une façon structurelle ou topologique. Le coeur de l'enseignement du Bouddha est l'affirmation que l'ego est une fiction. Que la vérité de l'existence humaine est la dimension du non-ego que C. Trungpa à nommé en anglais "egolessness" — mot qui est entré grâce à lui dans le dictionnaire d'Oxford. L'ego est un rapport à l'espace qui le crispe et tente de s'en saisir. Peut-on saisir l'espace ?


Jean-Jacques Tyszler

« Y a-t-il un sujet de l’inconscient ?

Sujet dénaturé par la pulsion, sujet divisé par le fantasme ou objet cause du désir, quelques définitions du sujet pour la psychanalyse. »


Le monde contemporain ôte, dans la réalité même, et en dépit de l’individualisme ambiant, toute place au sujet. Les psychanalystes se contenteront-ils d’une protestation humaniste ? Le terme de sujet ne renvoie pas pour nous à l’affirmation d’une subjectivité autonome que seuls les contraintes extérieures et le refoulement viendraient entraver. Divisé par le signifiant, lié à un objet qui cause son désir, le sujet de l’inconscient est plutôt une place vide, qui assure, dans la structure et dans le temps, la possibilité d’un jeu minimal. Cela n’impliquerait pas pour autant que la cure viserait, en dernier ressort, à permettre à qui la traverse de plus s’autoriser que de son désir singulier. Celui-ci s’inscrit dans un champ qui est collectif autant qu’individuel où la question de la responsabilité de chacun peut se trouver posée.

samedi 1 août 2009

Le travail le plus dur au monde : la présence

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Et si le plus difficile à faire était aussi le plus simple ?

Nous pensons les deux termes en opposition, mais le contraire du simple ce n'est pas le difficile, c'est le compliqué. Le présent n'est pas compliqué, il n'est que ce qu'il est, une seule situation à un moment donné. Alors, qu'y a-t-il de plus simple que rester présent ? Mais pour autant, le faisons-nous bien souvent ?
Il suffit de s'asseoir quelques minutes sur un coussin de méditation pour se voir partir à la dérive à la moindre occasion. Par chance, le corps reste à sa place (c'est déjà ça !) et puis on respire toujours, qu'on y prête attention ou non. Mais cet ancrage mis à part, le "reste" dont dépend la pratique toute entière, la sensation du corps comme du souffle, c'est l'esprit. Et alors lui, c'est une autre affaire que de l'amener à rester présent. Cela s'avère même très, très difficile. Toujours emporté ailleurs. Les pensées se chevauchent, se suivent et ne se ressemblent pas. A vrai dire, ça n'a souvent pas grand sens. Mais lorsqu'on pratique, il semblerait qu'il y ait toujours autre chose à faire que d'être présent...

Comme l'écrit Jon Kabat-Zinn dans son livre L'éveil des sens :
« Etre présent est loin d’être trivial.
C’est peut-être le travail le plus dur du monde.
Oubliez le « peut-être ».
C’est le travail le plus dur du monde »

Eh bien voici nommé le plus dur travail du monde : être présent.
C'est difficile, mais c'est simple, pour la bonne raison qu'il suffit de le faire. Pas besoin d'avoir de grandes dispositions pour s'ouvrir à la présence, ce n'est pas le moment d'être particulièrement ingénieux, performant, sûr de soi... quoi que cela puisse être très bien par ailleurs, ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. L'effectivité n'est pas de mise, car il suffit de porter attention au présent, qui ne nous a pas attendu pour exister. Il suffit d'écouter ce que dit le monde. Porter attention à ce qui est déjà là. Non fabriqué, n'attendant que notre participation pour se déployer à sa pleine mesure, le présent est là.
La méditation assise est le moyen le plus simple, le plus direct et le plus immédiat pour accéder à cet état d'attention que requiert la présence. C'en est le développement et la pratique même, la réalisation sur-le-champ.

Sur ce, je pense que c'est l'heure d'aller travailler durement !