Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

lundi 1 août 2011

« Bouddha, mode d’emploi » avec Jack Kornfield


A l’occasion de la parution française de son livre Bouddha, mode d’emploi (Belfond, 2011), Psychologie & Méditation rend hommage à ce pionnier qu’est Jack Kornfield, à la fois psychologue et maître de méditation. Une mise en garde aux collègues psys s’impose : « Si vous êtes un praticien ou un professionnel de la santé mentale, la psychologie bouddhiste, avec sa compréhension et ses possibilités nouvelles, va se révéler à vous comme une provocation. » Dans son dernier ouvrage, il détaille de manière très juste les différences subtiles entre les visions de l’esprit en Occident et en Orient, et comment d’un monde à l’autre les deux peuvent s’éclairer mutuellement, pour guérir au mieux la souffrance que nous partageons d’un bout à l’autre de la terre.

Un aîné exemplaire
Jack Kornfield est un des enseignants bouddhistes occidentaux les plus importants, ses ouvrages sont traduits dans de nombreux pays, et la parution de son nouveau livre devrait contribuer à le faire plus largement (re)connaître en France. Né aux Etats-Unis en 1945, il passe son doctorat de psychologie en 1967 puis reçoit une formation de moine bouddhiste en Thaïlande, en Birmanie et en Inde. Il a été, durant les années cruciales de sa jeunesse, le disciple assidu d’un des plus grands maîtres de la tradition Theravada, le Vénérable Ajahn Chah (1918-1992), qui lui conféra l’initiation monastique.
Il est formé aux pratiques méditatives et contemplatives, étudie les sutras (paroles du Bouddha) et l’Abhidharma (psychologie bouddhiste sur le fonctionnement de l’esprit) et se plie au code très strict du vinaya (règles monastiques établies par le Bouddha). Les « moines de la forêt », école à laquelle appartient Ajahn Chah, en plus des règles usuelles, mènent une vie ascétique de renonciation particulièrement austère. Les moines ne possèdent par exemple qu’une seule robe pour se vêtir quelle que soit la saison, dorment dans une hutte isolée dans la forêt, ne vivent que d’offrandes et ne se nourrissent qu’une fois par jour avant midi. C’est dans ce cadre qui paraîtrait rude et dénué de compassion à nombre d’Occidentaux que Jack Kornfield rencontre l’expérience de liberté intérieure qui fit de lui un homme immergé dans le dharma vivant. De retour aux Etats-Unis, il devint au fil des années, par la profondeur de son engagement et de sa compréhension, un des principaux introducteurs du bouddhisme Theravada en Occident. Son travail de passeur entre les cultures est, depuis les années soixante-dix, remarquable. En 1972, de retour de son aventure monastique asiatique, il fonde avec quelques collègues l’Insight Meditation Society, dans le Massachussetts. En 1981, il fonde le centre Vipassana Spirit Rock Center, en Californie, où il vit depuis lors. Il enseigne la méditation à travers le monde entier. Son rôle est au sens propre celui d’un aîné, notion si chère à la tradition Theravada dont il est issu, l’aîné qui montre la voie aux plus jeunes.

Une psychologie bouddhiste
Jack Kornfield est titulaire d’un doctorat en psychologie clinique et exerce comme psychothérapeute. Il fait partie de ce courant intégratif nord-américain qui tente d’ouvrir le dialogue entre la psychothérapie et les diverses voies spirituelles authentiques. Dans son premier ouvrage traduit en français « Périls et promesses de la vie spirituelle » (Pocket), il défendait déjà la perspective selon laquelle l’approche spirituelle se combine avec le plus grand profit à la psychothérapie pour un Occidental moderne engagé dans une recherche spirituelle. Selon lui, « Ajahn Chah et d’autres maîtres bouddhistes comme lui pratiquent une psychologie vivante : l’un des systèmes de guérison et de compréhension les plus anciens et les plus développés qui existent à la surface du globe. Cette psychologie ne fait aucune distinction entre les problèmes temporels et spirituels. » C’est à Kornfield que l’on doit l’excellent « Après l’extase, la lessive » (Table ronde) dont la formulation est tellement fidèle au goût du zen, qui indique l’esprit vaste dans les actes les plus quotidiens. Ce souffle vivifiant est palpable dans ses écrits, où l’on sent l’humour et la tendresse d’un véritable pratiquant de la méditation. L’attention issue de la pratique de la méditation est bien sûr au cœur de l’approche bouddhiste de la psychologie. Selon Shunryu Suzuki : « Nous prêtons attention avec respect et intérêt, non pas pour manipuler mais pour comprendre ce qui est vrai. Et voyant ce qui est vrai, le coeur devient libre. » L’attention, c’est-à-dire un état de conscience patient, réceptif et sans jugement, a également son importance dans la psychothérapie occidentale, comme le démontre Kornfield dans « Bouddha, mode d’emploi ». Depuis « l’attention flottante » que Freud recommandait aux psychanalystes jusqu’au « regard positif inconditionnel » du psychologue humaniste Carl Rogers, et jusqu’à la « conscience centrée sur le présent » de la Gestalt, cette forme ouverte de conscience est considérée comme un outil essentiel de guérison. Depuis 1980, près d’un millier de publications scientifiques ont décrit l’efficacité de l’attention, souvent en étudiant des pratiques méditatives basées sur une approche bouddhiste.

La voie de l’honnêteté et de l’amour
Jack Kornfield nous fait profiter de sa grande expérience de pratiquant de la méditation et de psychothérapeute. Dans son dernier ouvrage, il fait alterner exemples personnels, principes généraux de la psychologie bouddhiste et exercices de contemplation accessibles à tous. Un des renoncements les plus difficiles pour les moines de la tradition Theravada n’est pas tant celui du confort matériel que du confort spirituel. La voie de l’honnêteté est étroite et sans issue, aussi Ajahn Chah insistait-il toujours sur l’importance de reconnaître les choses telles qu’elles sont. Kornfield, fort de cette pratique humble et lucide, dénonce avec un courage admirable les pièges auxquels succombent nombre d’Occidentaux en préférant rêver la spiritualité que la vivre réellement. A un moment de son apprentissage, dit-il, « je découvris que pour transformer mes problèmes, je ne pouvais avoir recours à la seule méditation silencieuse. Il n’y avait ni raccourci ni échappatoire spirituelle susceptibles de m’épargner le travail d’intégration des principes que j’avais appris dans la méditation et la nécessité de les incarner au quotidien. » C’est ce défi auquel il ne cesse de nous inviter, avec bienveillance.
Un autre point-clef de son enseignement porte sur l’amour (« metta » en pali, plus connu sous son nom sanscrit de « maitri »). Cela permet de faire une mise au point qui s’avère nécessaire tant le Theravada est parfois réduit à n’être ‘que’ la voie de la renonciation, la voie austère des moines, le « petit véhicule » du hinayana étant souvent amalgamé avec le bouddhisme ancien. Or il n’en est rien, l’amour, le cœur vaste et aimant, la tendresse et la bonté sont des principes essentiels sur cette voie, comme sur toute voie bouddhiste. La compassion, certes typique du mahayana, n’est pourtant pas réservée aux traditions tibétaines ou japonaises, mais rejaillit tout aussi bien dans les bouddhismes thaï ou birman. Un des plus anciens sutras du canon pali, le Metta sutta, porte d’ailleurs sur l’amour bienveillant comme « suprême manière de vivre ».

L’on mesure aisément le fossé qui sépare le vieux continent du nouveau en constatant avec quelle rapidité et quelle fermeté le bouddhisme s’est implanté dans toutes les couches de la société américaine, de l’art à la médecine, du travail social à l’éducation. Le dharma américain est déjà mûr, c’est pourquoi un aîné tel que Kornfield est précieux. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements en France. Néanmoins il apparaît déjà clairement que la révolution bouddhiste dans le soin psychique passe par le recours à l’attention, par la vue directe de la réalité et la reconnaissance de ce cœur tendre qui unit le patient et le soignant de manière indissociable. Nous ne pouvons que nous incliner et remercier Jack Kornfield de continuer à porter le flambeau et de transmettre la bonne nouvelle d’une psychologie authentiquement bouddhiste.

Nicolas d’Inca

A lire :
Jack Kornfield, « Bouddha, mode d’emploi », Belfond, 2011
Collection « l’esprit d’ouverture » www.espritdouverture.fr
Le site de l’auteur www.jackkornfield.com