Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

lundi 29 mars 2010

L’esprit selon le Livre des morts tibétain. Entretien avec Philippe Cornu, 1e partie

C’est un honneur de recevoir ce mois-ci dans la rubrique «Psychologie et Méditation» Philippe Cornu, enseignant bouddhiste, tibétologue, auteur de nombreux ouvrages dont l’indispensable Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme (Seuil). Il vient de publier chez Buchet-Chastel le fruit de nombreuses années de travail : la première traduction complète du Bardo Thödol, Le livre des morts tibétain, directement à partir des textes racines en tibétain. Ce cycle d’enseignements appartient à l’école nyingma, initiée par Padmasambhava au VIIIe siècle. La tradition fait remonter à cet illustre fondateur l’inspiration du Bardo Thödol, écrit par le découvreur de trésor (tertön) Karma Lingpa à la fin du XIVe siècle sous le titre de La Grande Libération par l’écoute dans les états intermédiaires. Philippe Cornu éclaire pour nous le sens de cet ouvrage et tisse des liens entre la compréhension de l’esprit en Orient et en Occident.


Votre nouvelle traduction du Livre des morts tibétain se base sur des versions tibétaines plus fiables, et elle donne la perspective véritable de ce texte en lui rendant son arrière-plan doctrinal issu de la tradition dzogchen.

L’idée principale de ce travail était de retraduire directement du tibétain, parce que jusqu’ici le texte traduit de l’anglais n’avait pas un vocabulaire adéquat. Il n’était pas lié au dzogchen alors que le texte est nyingmapa. C’est en combinant les pratiques tantriques et celles du dzogchen que le Bardo Thödol se présente comme une sorte de kit complet pour travailler avec son esprit dans la vie, pour se préparer au moment de la mort et tirer les leçons des expériences post-mortem afin d’en percevoir le côté libérateur. Tout cela ne paraissait pas clair dans les éditions précédentes, c’est pourquoi j’ai voulu donner tous les textes et les expliquer un par un. Il fallait donc repartir du texte proprement dit, corrigé de préférence, ce qui a été possible grâce à Dudjom Rinpoché, qui a fait une édition critique en tibétain où il rétablit la justesse du texte. Il fallait ensuite replacer le livre dans sa tradition. Sinon, c’est un texte qui flotte dans une aura de fantastique qui prête le flanc à toutes les projections fantasmatiques de l’Occident. Les exposés sur la nature de l’esprit font pourtant partie du noyau du Bardo Thödol, et sans eux on se retrouve avec des textes descriptifs et spectaculaires qui nous parlent de visions, de déités, etc. Cela paraît exotique voire psychédélique, ce qui a donné lieu aux délires de Timothy Leary sur l’usage du Livre des morts lors des voyages au LSD, alors que cela n’a rien à voir. Cela fausse la compréhension, parce que LSD ou pas, tant que les visions sont vues sous l’angle dualiste, elles ne sont pas libératrices et ne ramènent pas à la vraie nature de l’esprit.

Vous expliquez aussi comment Jung n’a pas compris l’Orient et en particulier ce texte ?
Ce qui est intéressant est de voir pourquoi Jung n’a pas compris la méditation à partir des catégories occidentales. La psychologie, et Jung avec elle, dépend de la pensée philosophique de Descartes, selon laquelle l’esprit est une substance pensante et non une substance étendue. Cela circonscrit l’esprit comme un espace clôt, avec des objets intérieurs à cet esprit, des représentations mentales. Avec la psychologie freudienne, cet esprit est à nouveau divisé entre conscient et inconscient puis avec Jung entre inconscient individuel et collectif. Jung a ramené ce qu’il comprenait du bouddhisme et de la méditation à ses propres catégories, il en a fait une voie royale vers l’inconscient avec tous les dangers que cela suppose. C’est pourquoi il recommande au Occidentaux de ne pas se risquer dans la méditation. Cela vient d’un présupposé selon lequel l’accès offert par la méditation serait celui de l’inconscient, alors que ce n’est pas le cas pour le bouddhisme où il n’est jamais question de cela. Certes, des choses sont sous-jacentes à la conscience, c’est ce qu’on appelle les tendances karmiques. Un karma est toute action motivée par le désir de perpétuer le sentiment du moi. Ce moi est illusoire, jamais véritablement constitué, tout le temps à reconstruire ; mais nous lui attribuons une solidité qui serait le noyau fixe de notre individualité. Pour le bouddhisme il n’y a qu’un courant de conscience en transformation perpétuelle. Nos intentions égocentriques produisent des imprégnations karmiques qui laissent une trace dans la conscience. Elles restent sous-jacentes jusqu’à ce que causes et conditions soient réunies pour donner naissance à une situation existentielle nouvelle. C’est un cycle sans fin, mais il n’y a pas l’idée d’un inconscient séparé.

Qu’entend-on par conscience dans le bouddhisme ?
Il y a huit types de conscience selon l’école de « l’esprit seul » (en sanscrit Vijnanavada, Cittamatra ou Yogacara). Cette approche, reprise par le dzogchen, décrit l’esprit à son niveau fonctionnel et relatif, l’esprit conditionné qui tourne à faux, qui ne comprend pas ce qui se produit et l’interprète, créant le sentiment de l’ego et d’un monde extérieur. Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée. D’abord on trouve les cinq consciences actives des sens ; puis la conscience mentale, qui à l’aide de représentations ordonne une conception du monde cohérente. Puis sont définies deux consciences qui rendent compte de la continuité de l’esprit dans les moments où les six consciences actives s’arrêtent, dans le sommeil profond par exemple. Est alors posée l’idée d’une conscience sous-jacente qui ferait le lien entre divers moments de conscience ou même entre plusieurs vies. C’est la conscience « base universelle », alayavijñana. C’est un lieu neutre où se déposent les imprégnations des karmas créés sous l’influence de l’ego. La septième conscience est le mental passionné ou souillé, klistamanas, c’est un aspect de l’esprit qui est en quête d’un support solide et stable. Il prend alors l’alayavijñana, la huitième conscience, pour le moi. C’est le Q.G. de l’ignorance, qui entretient le sentiment du moi par une cogitation constante. Comme tout est fugace, ce mental essaie de reconstruire l’ego en permanence. La septième conscience ne peut plus juger des objets des sens que de manière affective, alors que les consciences des sens sont innocentes en elles-mêmes.

Comment le réaliser ?
Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit. C’est une différence considérable avec l’Occident, où le terme méditation renvoie à une sorte de rumination de l’esprit sur un thème conceptuel. C’est une mécompréhension quant à la méditation. La peur de la psychologie est la perte du moi. On pense que s’il n’y a plus cette existence du moi, il ne reste plus rien, aucune structure. Mais pour le bouddhisme c’est une erreur car le moi n’est pas notre véritable nature, qui est cet esprit non fabriqué, à la base du mental ordinaire. C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet.
(à suivre)

Propos recueillis par Nicolas d’Inca

Bouddhisme Actualités, N°122, mars 2010. En kiosque actuellement.

samedi 6 mars 2010

L’imaginaire. Entretien avec François Fédier


Interroger l’imaginaire est une occasion d’évoquer les grands thèmes que sont la raison, la parole et le langage ou la différence fondamentale entre l’homme et l’animal. Les champs inséparables de l’art et de la pensée sont à l’œuvre dans ce livre, tiré d’une année de cours donné au lycée Pasteur de Neuilly.
Ici ce n’est pas seulement un professeur qui enseigne à des lycéens, mais un homme qui s’adresse à ses semblables sur le « métier de vivre ». Le philosophe nous parle de sa passion pour Françoise Dolto. Malgré ses réticences envers la psychanalyse, il reconnaît aussi les mérites de Freud, qu’il éclaire d’un œil critique.
Il donne une très belle définition du psychiatre, qui révèle la haute estime qu’il porte à la profession : son travail consiste à rendre la vie plus vivable à des gens pour qui c’est épouvantablement difficile de vivre. C’est fort de ce rapport concret à l’existence que peut se dérouler notre entretien, dans une forme de pensée qui ne perd jamais de vue l’essentiel.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Sur un article intitulé « Langue et langage ». J’écris lentement, cela prend du temps, mais il faut cela pour que le texte tienne et soit assez solide. Cela demande extrêmement de concentration. Mon idée est que cela doit être compréhensible par des gens qui sont au courant de la philosophie comme de ceux qui ne le sont pas du tout. Glossa, langue, langage, lingua… La traduction de Acheminement à la parole que j’ai réalisé il y a plus de trente ans n’est pas satisfaisante. Par exemple, remémorons-nous le début du texte : Die Sprache spricht. Ces trois mots, il ne faut pas les rendre par « la parole est parlante » mais par « c’est la parole qui parle ».

J’ai ainsi un aperçu de votre travail d’orfèvre, ce travail très précis sur les mots. Votre ouvrage L’imaginaire me semblait un bon point de départ pour un entretien dans la revue Psychiatrie Française. Ce qui est frappant à première vue dans votre enseignement philosophique c’est la place si importante que vous accordez à l’art. L’art vous guide dans votre pensée, ce qui est peu commun ?
Oui mais c’est tout simple, cela devrait transparaître. Qu’on le veuille ou non, quelles que soient les précautions qu’on prend, toute la réflexion commune et courante de l’art est écrasée par l’idée selon laquelle l’art serait une copie du réel. C’est pourquoi le travail de la pensée se fait constamment contre cette pente. Le point de départ de L’Imaginaire, le livre comme le cours, c’est de mettre au point et de tenir une définition de l’imaginaire comme étant un rapport à l’irréel et non pas au réel. L’art est tout le temps en rapport à l’irréel. Quel est le statut de cet irréel ?

Un des étonnements en vous lisant est que cet irréel-là apparaît dans une certaine mesure plus réel que celui qu’on tient.
Oui et c’est probablement un écueil inévitable. C’est le contrecoup de l’habitude. L’idée habituelle est que l’imaginaire est moins réel, du coup il devient plus réel. Or ce n’est pas cela : l’imaginaire est autre que le réel. Comment penser par rapport à des habitudes tellement ancrées ? Quand on essaie de s’en détacher cela revient d’une autre manière, non pas moins réel, mais plus réel que le réel… Ce qu’il faut maintenir comme cap est que ce n’est pas réel. Il n’y a de rapport au réel qu’à travers l’irréel. C’est pourquoi les animaux n’ont pas de rapport au réel ! Car ils n’ont pas de rapport à l’irréel. Ils sont en lien avec ce qui est, mais de manière proprement inimaginable pour nous. Quel peut bien être le rapport d’un animal à une porte ? C’est étonnant, le chien gratte à la porte, il se met devant, mais il ne dit pas « ouvre la porte », sinon ce serait un être humain… Le philosophe Jean Beaufret aimait raconter cette histoire qui le faisait se tordre de rire. Il allait chez le dentiste, il traverse la rue Monge, il voit sur le trottoir d’en face une dame qui tire son chien au bout d’une laisse, et le chien arc-bouté refusant d’avancer. A la fin, la dame a dit, et cela faisait tant rire Beaufret, elle dit à son chien : « est-ce que tu vas être raisonnable ? »

J’aimerais vous poser une question sur le côté raisonnable de l’être humain, qui a un rapport à l’imaginaire, alors qu’on oppose souvent les deux ; tandis que l’animal n’est pas raisonnable mais n’a pas pour autant de rapport à l’imaginaire ?
Bien sûr. Toute la fin du livre où il est question de Kant travaille autour de cette question. C’est tout de même Kant, le plus extraordinaire analyste de la raison, qui parle de façon si étonnante de l’imaginaire. Il y a un rapport profond entre la raison et l’imaginaire. On pourrait même affirmer qu’il y a un rapport profond entre tout ce qui est humain et l’imaginaire, au point qu’on peut dire que l’imaginaire est constitutif de l’être humain, sa possibilité de se rapporter à ce qui n’est pas. Les animaux sont constamment « là » mais n’ont pas rapport, sans quoi ils auraient une distance avec le monde. Les animaux ne rient pas. Mais tous les animaux ont dans leur cercle de vie une capacité de faire des distinctions incroyables, entre par exemple une plante bénéfique et une qui ne l’est pas. Quand j’étais petit, j’avais un chat qui savait toujours quelle plante aller trouver quand il était constipé. Comme si c’était absolument immédiat. On est tenté de considérer ça comme le paradis terrestre, alors que ce n’est pas du tout le cas. Il faut toujours revenir à ce point premier : il n’y a aucune distance donc aucune parole. Ils n’ont pas besoin de parler, ce qui est insensé pour nous, car pour l’homme impossible de vivre sans parler !

C’est bien parce qu’il y a ce décalage avec la nature ou c’est le fait qu’il y a la parole qui produit ce décalage ?

On pourrait dire qu’il y a décalage parce qu’il y a la parole. Mais on ne peut distinguer, c’est une limite infranchissable. La limite des limites. Imaginez un animal qui commence à dire : jusqu’à présent j’ai fait « miaou » et après je vais faire « ouaoua », comment va-t-il s’y prendre ? C’est impossible. Il y a une aporie absolue. C’est ce que remarque déjà Platon, car depuis que des gens se posent des questions à ce propos, la réponse est déjà là. La linguistique n’a pas fait un millimètre de progrès. Depuis Platon, il y a deux possibilités, deux et non pas trois. Ou bien le langage est naturel, il suffit d’être l’animal que nous sommes pour nous mettre à parler. L’autre conception est celle de l’institution, de la parole est instituée. Mais comment l’instituer si nous n’avons pas déjà la parole ? On va appeler cet objet crayon. Comment je parle pour le dire ? Cette situation, c’est ce que les Grecs nomment une « aporie », une impasse, là où il n’y aucun moyen de s’en sortir. C’est une limite aussi claire et infranchissable que la mort. Les animaux n’ont pas non plus de rapport à la mort. Ils la sentent, c’est évident quand on amène un troupeau à l’abattoir il commence à hurler, mais ce n’est pas pour autant un rapport.

C’est comme si l’animal était du même corps que la nature, il n’est pas en-dehors. Il sait quelle herbe est bonne parce que cela fait partie de lui ; la nature ou son environnement, voilà son être même. Alors que nous sommes déjà en-dehors. Il faut être dehors pour avoir ce point à partir duquel on peut dire « cela s’appelle crayon ».
Oui, oui. Quel est cet être en-dehors ? Il est intéressant de voir, non comment le langage apparaît, mais la façon dont les petits enfants se mettent à parler. C’est fabuleux, tout y est. Le moment où ils commencent à piger ce que c’est que ce « truc ». D’une certaine manière, en tant qu’êtres humains ils sont déjà dedans quand ils n’y sont pas encore. Ce sont des choses que raconte magnifiquement Dolto. Que l’enfant baigne dans le langage n’est pas une abstraction, car tout est significatif pour eux, le ton, la voix, les gestes… Avec quelque chose de tout à fait curieux : l’enfant qui naît de parents européens au Japon, va apprendre le japonais comme si c’était sa langue depuis trente générations. Là, on a une vision de ce qu’est la liberté. Ce n’est pas du tout ce qu’on croit, ce n’est pas la facilité, ce n’est pas un choix. C’est : cela et non pas autre chose. Le Japonais est une tout autre manière d’être.

Sur la langue et la poésie.
A mon sens cela indique de façon claire que la lucidité des êtres humains quant à ce qui se passe quand ils parlent est toujours présente. Ce n’est pas du tout flou.
A notre époque je pense qu’il n’y a que les poètes pour oser dire en toutes lettres que le langage n’est pas seulement un outil de communication. Alors que tout le monde veut que cela soit ainsi ! Le travail dans le binaire des codes informatiques est en train d’écraser ce rapport au langage. C’est ce que veut dire Heidegger quand il dit « C’est la parole qui parle ». Nous pouvons parler parce que la parole parle. Nous opérons généralement un détournement à notre profit : « C’est moi qui parle, et je dis ce que je veux ! Et si je ne peux pas faire dire aux mots ce que je veux, où est ma liberté, la langue est fasciste ! » En réalité, la liberté humaine est telle que ce n’est qu’à l’intérieur de la langue que je peux être libre. Ce n’est jamais en allant contre, ni en se servant de la langue, mais en se mettant au service de la langue. Il faut aller dans le sens de la langue, surfer sur la langue, comme le poète qui emprunte l’énergie de la langue pour aller son chemin… C’est la conjonction des deux, le poète et la langue, qui permet de dire mieux ce qui est, à le faire parler. C’est la signature à laquelle tout peuple reconnaît la poésie, la parole vraiment parlante. On l’entend. Demandez à n’importe qui. Quand Leibniz parle de la liberté, il dit « c’est le sentiment vif interne » d’être libre. On ne sait pourquoi mais ça s’entend. Le poète chilien Godofredo Iommi raconte : on arrive inconnu dans un patelin, on propose de lire de la poésie, les gens viennent et écoutent. Ils redemandent toujours la plus belle poésie. Ils ne se trompent pas.

Le rapport au réel ; les conceptions analytiques.
Nous devons faire une distinction entre réel et réalité. D’une certaine façon on peut appeler l’imaginaire « réel » alors qu’il est irréel. Il est dans l’irréalité oui, mais on s’y heurte. C’est réel. Cela n’a aucune importance, mais cela tombe juste. Ce n’est pas la conception lacanienne, car Lacan à mon sens est beaucoup trop théoricien, même dans sa distinction du Réel. Ce qui m’intéresse est quelqu’un qui parle de là où il est, de son travail qui consiste à rendre la vie plus vivable à des gens pour qui c’est épouvantablement difficile de vivre ; c’est cela un psychiatre. Freud découvrant ou soulevant des choses qui le laissent pantois essaie de s’en sortir conceptuellement, mais il bricole avec ce qu’il a sous la main, Kant lu à travers Schopenauer. C’est de la mauvaise métaphysique, mâtinée de la science de l’époque, la biologie, la thermodynamique ; et là-dedans il arrive à dire des choses incroyables… Généralement je ne lis pas de livres de psychanalyse, à part Dolto. Car elle est là, au plus près de l’expérience ! Elle est sans arrêt en train de parler vraiment, elle n’est pas obligée de théoriser pour dire ce qu’elle voit. Nous parlons tellement que nous n’écoutons plus assez la parole. Il faudrait écouter un peu.

C’est là qu’on peut reconnaître un mérite à la psychanalyse, car son principe fondateur est de tendre l’oreille et d’écouter les gens.
C’est très important. La question étant naturellement, comment on écoute ? Un psychanalyste peut être une oreille à l’état pur, qui du coup entend sans arrêt… il entend des voix, c’est de cet ordre ! Mais sans cogiter, sinon il n’entre pas en résonance. Ce n’est pas l’attitude dominatrice du théoricien qui dit « ne vous inquiétez pas, j’ai tout ça bien en main ». Dolto par exemple dit plutôt « je ne sais pas où je vais mais je fais confiance ». J’avais été très intéressé aussi par Bettelheim, en voyant les émissions sur son travail, je me disais qu’il parlait vraiment. Selon lui, Freud expliquait que la guérison est atteinte quand un être humain est à nouveau capable d’aimer et de travailler. Pour moi, c’était du sérieux, j’étais très enthousiaste d’entendre cela. Alors que pour un de mes collègues de l’époque, c’était comme un propos petit-bourgeois ridicule ! Cela m’a beaucoup surpris. Alors il faudrait être surtout capable de ne pas aimer et ne pas travailler pour être humain ? C’est inouï d’être tordu à ce point.

Freud a donc des intuitions très justes ?
Oui, par exemple avec son terme d’inconscient, où le « in » est incroyablement parlant, ce préfixe indiquant la négation la plus absolue du conscient. C’est ce qui ne veut pas devenir conscient, ce qui ne peut pas permettre, ce qui refuse et bloque. C’est quand même fort de sa part de nommer ça inconscient dans le contexte de son époque, dans une atmosphère très scientiste. Là il y est, c’est plus vrai que toute la construction métapsychologique. Das Unbewusste, ce qui ne peut pas devenir conscient, de quelque manière qu’on s’y prenne.
La forme humaine du rapport au monde est soi ; ce n’est pas moi.

Que dire sur L’imaginaire pour finir ?
C’est tout simple, à mon avis il suffit de recopier la phrase dite par Char, qu’on trouve écrite dans le petit livre de Jean Pénard, Rencontre avec René Char, paru chez José Corti : « Le réel seul et l’imaginaire seul appellent la gifle ». Le réel et l’imaginaire n’arrêtent pas de se séparer, il y a une tendance ou un poids qui les éloigne l’un de l’autre, c’est tout le travail humain de remettre ensemble ce qui doit aller ensemble. On trouve une magnifique description de ce travail chez Cézanne.

« Cézanne : Le soleil brille et l’espoir rit au cœur.
Moi : Vous êtes content ce matin ?
Cézanne : Je tiens mon motif… (il joint les mains) Un motif, voyez-vous, c’est ça…
Moi : Comment ?
Cézanne : Eh oui… (il refait son geste, écarte ses mains, les dix doigts ouverts, les rapproche lentement, lentement, puis les joints, les serre, les crispe, les fait pénétrer l’un dans l’autre.) » (Cité par Joachim Gasquet, Cézanne, Cynara, 1988, p. 130.)

Voilà une formidable manière pour dire : rassembler deux choses qui doivent être mises ensemble et ne cessent de se séparer. C’est lumineux, d’une simplicité… car c’est cela le logos grec, le rassemblement. En latin, cela donne « lego », assembler, choisir, d’où : lire. En grec, c’est « logos », la parole. On voit ici à quel point la pensée et la langue grecques sont en avance. Il faut le redire sans arrêt : C’est la parole qui parle.

C’est sur cette belle phrase et ce geste si éclairant de Cézanne que nous clôturerons cet entretien accordé à Psychiatrie Française. Voilà le travail de la pensée, celui de François Fédier, un patient rassemblement de la parole.

Propos recueillis par Nicolas d’Inca

J'ai eu la chance de réaliser cet entretien avec le philosophe François Fédier en novembre 2009, grâce à la publication de son livre L'imaginaire, Editions du Grand Est, 2009. Cet article est paru dans la revue des psychiatres français, Psychiatrie Française, n°2-2009, pp. 257-263, dont je salue ici l'ouverture d'esprit et le désir de penser la psychiatrie en profondeur.
Il faut peut-être préciser que François Fédier est un philosophe de premier plan, élève d'un des plus grands penseurs français et du professeur remarquable que fut Jean Beaufret.