C’est un honneur de recevoir ce mois-ci dans la rubrique «Psychologie et Méditation» Philippe Cornu, enseignant bouddhiste, tibétologue, auteur de nombreux ouvrages dont l’indispensable Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme (Seuil). Il vient de publier chez Buchet-Chastel le fruit de nombreuses années de travail : la première traduction complète du Bardo Thödol, Le livre des morts tibétain, directement à partir des textes racines en tibétain. Ce cycle d’enseignements appartient à l’école nyingma, initiée par Padmasambhava au VIIIe siècle. La tradition fait remonter à cet illustre fondateur l’inspiration du Bardo Thödol, écrit par le découvreur de trésor (tertön) Karma Lingpa à la fin du XIVe siècle sous le titre de La Grande Libération par l’écoute dans les états intermédiaires. Philippe Cornu éclaire pour nous le sens de cet ouvrage et tisse des liens entre la compréhension de l’esprit en Orient et en Occident.
Votre nouvelle traduction du Livre des morts tibétain se base sur des versions tibétaines plus fiables, et elle donne la perspective véritable de ce texte en lui rendant son arrière-plan doctrinal issu de la tradition dzogchen.
L’idée principale de ce travail était de retraduire directement du tibétain, parce que jusqu’ici le texte traduit de l’anglais n’avait pas un vocabulaire adéquat. Il n’était pas lié au dzogchen alors que le texte est nyingmapa. C’est en combinant les pratiques tantriques et celles du dzogchen que le Bardo Thödol se présente comme une sorte de kit complet pour travailler avec son esprit dans la vie, pour se préparer au moment de la mort et tirer les leçons des expériences post-mortem afin d’en percevoir le côté libérateur. Tout cela ne paraissait pas clair dans les éditions précédentes, c’est pourquoi j’ai voulu donner tous les textes et les expliquer un par un. Il fallait donc repartir du texte proprement dit, corrigé de préférence, ce qui a été possible grâce à Dudjom Rinpoché, qui a fait une édition critique en tibétain où il rétablit la justesse du texte. Il fallait ensuite replacer le livre dans sa tradition. Sinon, c’est un texte qui flotte dans une aura de fantastique qui prête le flanc à toutes les projections fantasmatiques de l’Occident. Les exposés sur la nature de l’esprit font pourtant partie du noyau du Bardo Thödol, et sans eux on se retrouve avec des textes descriptifs et spectaculaires qui nous parlent de visions, de déités, etc. Cela paraît exotique voire psychédélique, ce qui a donné lieu aux délires de Timothy Leary sur l’usage du Livre des morts lors des voyages au LSD, alors que cela n’a rien à voir. Cela fausse la compréhension, parce que LSD ou pas, tant que les visions sont vues sous l’angle dualiste, elles ne sont pas libératrices et ne ramènent pas à la vraie nature de l’esprit.
Vous expliquez aussi comment Jung n’a pas compris l’Orient et en particulier ce texte ?
Ce qui est intéressant est de voir pourquoi Jung n’a pas compris la méditation à partir des catégories occidentales. La psychologie, et Jung avec elle, dépend de la pensée philosophique de Descartes, selon laquelle l’esprit est une substance pensante et non une substance étendue. Cela circonscrit l’esprit comme un espace clôt, avec des objets intérieurs à cet esprit, des représentations mentales. Avec la psychologie freudienne, cet esprit est à nouveau divisé entre conscient et inconscient puis avec Jung entre inconscient individuel et collectif. Jung a ramené ce qu’il comprenait du bouddhisme et de la méditation à ses propres catégories, il en a fait une voie royale vers l’inconscient avec tous les dangers que cela suppose. C’est pourquoi il recommande au Occidentaux de ne pas se risquer dans la méditation. Cela vient d’un présupposé selon lequel l’accès offert par la méditation serait celui de l’inconscient, alors que ce n’est pas le cas pour le bouddhisme où il n’est jamais question de cela. Certes, des choses sont sous-jacentes à la conscience, c’est ce qu’on appelle les tendances karmiques. Un karma est toute action motivée par le désir de perpétuer le sentiment du moi. Ce moi est illusoire, jamais véritablement constitué, tout le temps à reconstruire ; mais nous lui attribuons une solidité qui serait le noyau fixe de notre individualité. Pour le bouddhisme il n’y a qu’un courant de conscience en transformation perpétuelle. Nos intentions égocentriques produisent des imprégnations karmiques qui laissent une trace dans la conscience. Elles restent sous-jacentes jusqu’à ce que causes et conditions soient réunies pour donner naissance à une situation existentielle nouvelle. C’est un cycle sans fin, mais il n’y a pas l’idée d’un inconscient séparé.
Qu’entend-on par conscience dans le bouddhisme ?
Il y a huit types de conscience selon l’école de « l’esprit seul » (en sanscrit Vijnanavada, Cittamatra ou Yogacara). Cette approche, reprise par le dzogchen, décrit l’esprit à son niveau fonctionnel et relatif, l’esprit conditionné qui tourne à faux, qui ne comprend pas ce qui se produit et l’interprète, créant le sentiment de l’ego et d’un monde extérieur. Cet épiphénomène prend toute la place et masque le fait que sous cet esprit se trouve le non-duel, inconditionné, ouvert : la nature éveillée. D’abord on trouve les cinq consciences actives des sens ; puis la conscience mentale, qui à l’aide de représentations ordonne une conception du monde cohérente. Puis sont définies deux consciences qui rendent compte de la continuité de l’esprit dans les moments où les six consciences actives s’arrêtent, dans le sommeil profond par exemple. Est alors posée l’idée d’une conscience sous-jacente qui ferait le lien entre divers moments de conscience ou même entre plusieurs vies. C’est la conscience « base universelle », alayavijñana. C’est un lieu neutre où se déposent les imprégnations des karmas créés sous l’influence de l’ego. La septième conscience est le mental passionné ou souillé, klistamanas, c’est un aspect de l’esprit qui est en quête d’un support solide et stable. Il prend alors l’alayavijñana, la huitième conscience, pour le moi. C’est le Q.G. de l’ignorance, qui entretient le sentiment du moi par une cogitation constante. Comme tout est fugace, ce mental essaie de reconstruire l’ego en permanence. La septième conscience ne peut plus juger des objets des sens que de manière affective, alors que les consciences des sens sont innocentes en elles-mêmes.
Comment le réaliser ?
Dans la méditation, on va débrancher le mental passionné. En ralentissant l’esprit on peut analyser clairement ce que sont les phénomènes qui nous entourent dans la vision pénétrante. On ralentit le flot des pensées et on ouvre l’espace, ce qui fait le plus peur à l’ego. La méditation est si difficile, on rame et on lutte tant, car le mental passionné ne veut pas lâcher prise. On se focalise sur le contenu des émotions ou des pensées plutôt que les voir comme de simples mouvements dans l’esprit. C’est une différence considérable avec l’Occident, où le terme méditation renvoie à une sorte de rumination de l’esprit sur un thème conceptuel. C’est une mécompréhension quant à la méditation. La peur de la psychologie est la perte du moi. On pense que s’il n’y a plus cette existence du moi, il ne reste plus rien, aucune structure. Mais pour le bouddhisme c’est une erreur car le moi n’est pas notre véritable nature, qui est cet esprit non fabriqué, à la base du mental ordinaire. C’est l’esprit vide et lumineux, c’est-à-dire connaissant ; non-dualiste, il n’entre pas dans la distinction entre sujet et objet.
(à suivre)
Propos recueillis par Nicolas d’Inca
Bouddhisme Actualités, N°122, mars 2010. En kiosque actuellement.
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