Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

vendredi 26 février 2010

L'amour n'est pas une relation subjective.

L’amour est méconnu et trop souvent ceux qui en parlent ne font qu’amoindrir sa portée, le déformant jusqu’à le rendre méconnaissable. L’amour fait peur et la force de vie qui nous anime et nous dépasse à la fois est rejetée par de nombreux discours contemporains. La psychanalyse depuis Freud essaie d’aller à contre-courant et de remonter la pente que l’on fait dévaler à l’amour, qui perd aujourd’hui toute valeur. N’a-t-on pas surnommé Freud à ses débuts le « Docteur de l’Amour » ? Pour se moquer de lui, certes, mais après tout qui s’en soucie, car cela pointe bien son apport essentiel dans ce domaine. Un auteur révolutionnaire comme Jacques Lacan rend au message freudien toute sa portée lorsqu’il débute en 1960 son séminaire Le Transfert par un enseignement intitulé « Au commencement était l’amour », affirmant que le ressort fondamental de la cure analytique n’est au fond que l’amour. Et que l’amour dépasse la relation subjective ou même intersubjective où toi et moi sommes réunis par un étrange trait d’union qui serait amoureux. L’amour est bien plus que cela et le dernier livre de Fabrice Midal va en ce sens pour illustrer qu’il ne s’agit pas d’un sentiment éprouvé par le moi mais plutôt la tonalité même du monde humain. Eros est bien une dimension première de l’existence.

Tout thérapeute est amené à reconnaître l’importance cruciale de l’amour dans la vie des patients. Nous voyons bien à quel point personne ne se sent assez aimé. Fabrice Midal nous montre ce phénomène de manque d’amour qui marque tout un chacun et le démonte point par point, en expliquant les erreurs d’appréciation que notre ego, mais aussi notre société tout entière et notre époque moderne, font peser sur la vérité de l’amour. Un point clef du livre est par ailleurs le recours affirmé de la méditation comme moyen, non pas seulement un parmi d’autres, mais l’unique voie royale pour accéder à l’amour. Les bouddhistes redécouvriront leurs pratiques d’attention et de présence, d’amour et de compassion, avec un éclairage neuf.

Cette rubrique Psychologie & Méditation est inhabituelle, car elle reçoit ce mois-ci un invité de marque, Philippe Cornu. Le Président de l’Université Bouddhique Européenne, tibétologue, auteur du Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme (Seuil) et de la première traduction intégrale du Livre des morts tibétains (Buchet-Chastel) nous donne ses impressions de lecture de l’ouvrage Et si de l’amour on ne savait rien ?

La vie n’a de sens que dans l’amour qui transcende le petit « soi » de chacun, par Philippe Cornu

Trop souvent, j’ai pu noter que les bouddhistes occidentaux parlaient de compassion pour ne pas avoir à prononcer le mot « amour », soit qu’il leur semblât trop brûlant, soit qu’ils l’abandonnent au christianisme, le jugeant trop embarrassant ou connoté. Fabrice Midal ne l’entend pas ainsi, car s’il tient à ce que le message du Bouddha s’inscrive pour de bon en Occident, il ne renonce pas pour autant à la notion d’amour dans ce qu’elle a de plus noble et de plus propre à faire écho à l’enseignement de la voie bouddhiste. Mais pour réussir à comprendre ce qu’est l’amour, il faut d’abord faire pleinement l’épreuve de ce qui fait obstacle à son entente. À notre époque dominée par les impératifs de la gestion économique de la nature et des hommes, l’amour se réduit au domaine étroit de l’affectivité ou de la psychologie. Pour tenter de réentendre à neuf ce qu’est l’amour, Fabrice Midal fait appel aux poètes qui revivifient le sens des choses les plus simples et les plus profondes de la vie —alors même que nous sommes sur le point de perdre tout contact réel avec la beauté du monde.

L’auteur nous rappelle ainsi combien l’amour est bien plus vaste que le sens auquel l’a réduit la pensée occidentale moderne. Or, si nous en sommes venus à considérer l’amour comme un problème sentimental à gérer, une pulsion libidinale ou une simple relation psychologique entre deux individus, c’est parce que l’ « amour » nous fait terriblement peur. Peur de nous offrir à nu à l’expérience de l’ouverture du cœur que nous propose l’amour. Car l’amour pur exige, pour être éprouvé, que nous nous donnions pleinement et que nous acceptions de montrer notre vulnérabilité. C’est seulement au prix de cet ébranlement du soi que l’amour peut nous transmuter. Alors opère le miracle qui fait qu’à travers la relation d’amour, nous devenons vraiment nous-mêmes sans plus porter de masque.

Quel est donc le rapport entre l’amour et la voie tracée par le Bouddha ?
Celui de la nécessité, dans l’un comme dans l’autre, de s’ouvrir à notre être le plus profond. Ce que l’amour, au hasard des circonstances et des rencontres, ouvre en nous, la méditation bouddhique nous y mène également par la pratique de l’attention à ce qui est. Si les bouddhistes excluent malencontreusement l’amour de leur vocabulaire, préférant appeler l’ouverture du cœur bienveillance ou compassion, c’est que, pour eux comme pour tous nos contemporains, le mot amour a perdu beaucoup de son sens originel. Pour nous aider à le retrouver, Fabrice Midal parcourt les termes grecs désignant trois visages l’amour : Eros, philia et agapè. Eros, au sens premier comme l’a chanté Sappho, est « un phénomène qui secoue l’être tout entier ». Rien à voir avec l’éros narcissique ou la rencontre sentimentale de deux êtres. C’est un éblouissement qui consume l’ego. Platon en réduit déjà l’impact en faisant d’Eros le fils de l’abondance et du manque. Il en fait ainsi un désir ou un élan qui pousse l’être vers le Beau. Et simultanément, il hiérarchise l’amour en distinguant l’amour sexuel, inférieur, et l’amour aspirant au Beau, supérieur. Le second visage grec de l’amour est philia, l’amitié au sens fort qui, dans la confiance réciproque, permet à chacun d’être vraiment ce qu’il est. Pour les chrétiens, enfin, l’amour vrai est agapè, la charité ou don de soi à autrui, à l’image de l’amour du Christ pour les êtres humains. Servir autrui, c’est imiter l’amour divin. Et du même coup, l’amour entre deux êtres, sacralisé par le mariage, devient acte de foi en Dieu, l’union charnelle n’ayant plus pour seule finalité que l’acte de procréation. Quand Descartes en vient à réduire l’amour à la satisfaction d’un besoin égocentrique, nous sommes déjà très proches de l’amour-sentiment et de l’amour-pulsion de l’époque moderne. Et l’on mesure alors à quel point nous avons peu à peu restreint la dimension de l’amour à une simple fonctionnalité individuelle.

Redécouvrir l’amour dans ce qu’il a de plus grand et de plus bouleversant est l’une des tâches les plus urgentes de notre époque. Ce n’est pas parce que l’Occident a confondu peu à peu l’amour avec la possession et l’attachement que le bouddhisme occidental doit récuser l’amour. Car celui-ci, loin de se réduire à une simple passion délétère, a bien le sens fort que revêt bodhicitta, le Cœur de l’esprit d’Éveil : un ébranlement du cœur et de l’esprit qui mène au centre ouvert et palpitant de toute chose vivante. Car la vie même n’a de sens que dans l’amour qui transcende le petit « soi » de chacun. Il nous faut revisiter la culture qui nous a enfantés, comprendre au sein même de notre expérience ce que nous dit vraiment le Bouddha et traduire sans trahir les vérités essentielles qu’il nous a transmises. En suivant les traces de Chögyam Trungpa, Fabrice Midal fait partie des rares passeurs qui tentent de relever ce défi.
Nicolas D'INCA, Bouddhisme Actualités, N°121, février 2010.

dimanche 21 février 2010

Le bouddhisme et l'amour. Entretien avec Fabrice Midal

Question : Fabrice Midal, pourquoi écrire un livre sur l’amour lorsqu’on est, comme vous, enseignant bouddhiste ?

La tradition bouddhique dit quelque chose d’absolument inattendu par rapport à ce qu’on a l’habitude d’entendre en Occident sur ce sujet. Il vaut donc la peine d’en prendre pleinement la mesure. Lorsqu’on se confronte à la profonde méditation bouddhique sur l’amour, un doute salutaire survient : et si de l’amour, on ne savait rien ? De l’amour, on ne cesse de nous rebattre les oreilles, mais pour n’en rien dire, dans des discours désincarnés, qui ne font que nous décevoir toujours davantage. J’enseigne la médiation depuis de nombreuses années et n’ai pourtant cessé de constater que l’une des principales difficultés que rencontrent les pratiquants occidentaux est d’aimer, d’être aimé et, d’avoir un rapport ouvert et clair à l’amour. J’en viens donc à croire qu’il ne peut y avoir de véritable entente de la méditation et du chemin si on élude cette question de fond qu’est l’amour.

Que pointe le bouddhisme sous cette notion, apparemment si familière d’amour ? Nous pensons à « maitri », c'est-à-dire la bienveillance ou la bonté, à « karuna » que l’on a traduit par compassion et qui sont des notions cardinales du dharma. Mais qu’en est-il de l’amour proprement dit au sein du bouddhisme ?

Vous avez raison de relever cette notion de metta ou de maitri parce qu’il nous faut arriver à entendre l’amour dans la tonalité propre au bouddhisme et non à partir de nos idées occidentales. La tradition bouddhique envisage sous ce terme d’« amour » quelque chose de très éloigné de ce que nous comprenons immédiatement en Occident sous ce terme. Les enseignements n’abordent ainsi jamais l’amour comme une question d’ordre subjective, ou même intersubjective, c'est-à-dire comme un phénomène qui se passe exclusivement entre deux personnes. Ce n’est donc pas une question d’ordre sentimental. Elle est tellement plus vaste ! Tout le propos de mon livre est de remettre en question cette identification de l’amour à la sentimentalité — au point d’en faire une question mineure. Si bien que nous nous sentons coupé de l’ampleur de l’amour. Le taux élevé de dépressions dans les pays occidentaux en est un signe évident. Nous nous sentons séparés de notre cœur. Or l’être humain sans amour est un arbre déraciné, privé d’une des sources les plus fondamentales de vie. Sans amour, il n’y a ni espace ni sève pour croître.

Dans la perspective ouverte par le bouddhisme, l’amour est d’abord une expérience qui naît au sein de la pratique de la méditation. C’est une expérience d’ouverture et de présence qui à pour vocation à être équanime, c'est-à-dire à s’adresser à tous sans restriction. Un peu comme le soleil dont les rayons éclairent toutes directions sans en préférer aucune, l’amour ne se limite en aucun cas à quelques êtres et sa mesure n’est pas bornée à la «préférence». Lorsque nous nous promenons dans la nature, par exemple, survient souvent une impression d’harmonie. On se sent accueilli au sein du monde ; nous y avons notre place. Il y a alors un sens de présence, de détente, d’ouverture, de chaleur. Nous n’avons plus ce sentiment d’isolement, de coupure. Nous touchons ici la vérité de l’amour d’une manière évidente et entière. Nous faisons tous l’erreur de partir de la relation amoureuse pour comprendre l’amour alors qu’il faudrait partir de l’amour pour comprendre la relation amoureuse.

Dès lors, qu’est-ce l’amour en vérité et comment nous y relier ?

Le verbe « aimer » est employé à tort et à travers. Ne dit-on pas que l’alcoolique aime l’alcool, comme le sportif le sport, l’amant son aimée, la mère son enfant… Tout est mélangé. Aussi faut-il rappeler que l’amour est l’aspiration pure et simple que celui que j’aime soit. Vouloir que l’autre soit tel qu’il est. Ainsi, hormis cette qualité de présence animée d’amour que l’on peut découvrir durant la méditation ou en se promenant dans la nature, nous pouvons découvrir que l’aspiration première du cœur humain est d’aimer. Aimer n’est donc pas le fruit d’un effort, ni même d’une résolution qu’il nous faudrait prendre Ce que nous avons à faire n’est donc pas d’aimer mais de cultiver en nous-mêmes ce mouvement naturel du cœur, de le laisser être, de lui donner droit. On peut apprendre à aimer et il existe de nombreuses pratiques bouddhiques permettant d’éveiller cette aspiration native. Je mets de plus en plus l’accent sur cet enseignement dans les séminaires que je dirige, avec des effets surprenants. Le bouddhisme contient de nombreuses pratiques pour faire naître l’amour, à le faire fleurir qui sont si rarement présentées. C’est un fait malheureux. Nous laissons si peu de place à l’amour dans nos vies parce qu’aimer comporte un risque, et demande une certaine nudité – évidemment très inconfortable. Aimer fait peur et nous préférons habituellement la sécurité. Mais c’est cela qui en fait toute la beauté.

Le titre de votre ouvrage : Et si de l’amour on ne savait rien ?  est très déconcertant. Vraiment, de l’amour nous ne savons rien ?

Sentir que l’amour est la question la plus importante et qu’elle n’a pas été suffisamment prise au sérieux est le premier pas qu’il nous faut faire. Oui. Nous devons reconnaître que nous avons perdu le fil que Dante évoque lorsqu’il écrit que « l’amour meut le ciel et les étoiles. » Mais si de l’amour, on ne sait rien, l’aspiration profonde à lui donner pleinement droit est présente en tous les êtres. C’est le paradoxe. Nous savons tout de l’amour. Chaque être humain sait tout, car son cœur est vivant. Mais nous avons perdu la clef de notre cœur. J’espère que ce livre permettra à chacun de la retrouver.


Séminaire de méditation et d’enseignement

« Et si de l’Amour on ne savait rien ? Le sens authentique de la relation ».
Dans le prolongement de son livre, Fabrice Midal nous présentera les impasses et les erreurs qui recouvrent le sens véritable de l’amour. Mais surtout il montrera comment vivre l’amour au quotidien, au cœur des relations qui sont autant d’occasion d’entrer dans la vraie vie. Comment faire, une fois l’amour reconnu pour le laisser nous guérir, pour lui permettre de nous plonger dans la joie ? Car comme le souligne le poète Edmond Jabès : « L’enfer c’est, peut être, l’impossibilité d’aimer » — qui nous menace tous. Et s’il était temps de redonner à l’amour sa place ? L’enjeu de ce séminaire sera d’explorer le sens de la relation sous tous ses modes — dans l’amitié et dans la relation charnelle, dans la tendresse et dans la conjugalité, dans l’exigence réellement spirituelle, en essayant à chaque fois d’en reconnaître et d’en montrer la perfection. La pratique méditation assise sera transmise telle que Chögyam Trungpa la présentait, en montrant en quoi elle nous dispose à vraiment aimer. Seront aussi transmises des disciplines bouddhiques spécifiques qui visent à nous apprendre à donner droit au renversement de perspectives qu’opère l’amour (maitri).

Cet article a fait la une de couverture du journal Bouddhisme Actualités, N°121, février 2010.
Photo Fabrice Midal ©Manuela Böhme.

lundi 1 février 2010

Le bouddhisme au secours de la médecine


Cet article de Sophie Coignard a été publié le 21/08/2008 sur le site du journal Le Point.

Il a été posté le 31 janvier 2010 sur le site Le Monde d'Omkar.


De plus en plus de psychiatres et de médecins font appel aux techniques de méditation, au coeur de la pratique bouddhiste, pour aider les malades à vaincre une dépression, supporter la douleur ou éviter une rechute.


« La souffrance est partout, et la souffrance n’est pas désirable. » Voilà, en très, très résumé, le constat de base qui a présidé au mariage des sciences cognitives et du bouddhisme. Que ce soit à Boston, à Toronto, à Genève, à Maastricht ou même à Châteauroux, la méditation sous diverses formes a été adoptée par des psychiatres, mais aussi par des médecins confrontés à la douleur physique et morale de patients atteints de graves maladies. Le succès sort aujourd’hui cette étrange alliance de la marginalité dans nombre de pays, mais pas en France, particulièrement à la traîne. La patrie de Descartes serait-elle rétive à la spiritualité venue d’Asie ?

Pas entièrement. Christophe André, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, a introduit la méditation dans sa pratique pour prévenir les rechutes dépressives. « Il s’agit, explique-t-il, d’apprendre à garder son esprit ici et maintenant. Au début, c’est très difficile, car les pensées basculent dans l’anticipation, le jugement de valeur ou l’introspection. Or il faut apprendre à ne pas laisser s’enchaîner un cycle de pensées. C’est un outil assez troublant mais efficace, qui permet non pas de supprimer les pensées négatives, mais de les regarder et de les arrêter. » Claude Penet, psychiatre à Châteauroux, a pour sa part commencé à pratiquer la méditation dans une démarche de recherche personnelle avant d’en proposer les techniques à ses patients : « Je ne m’étends pas trop sur l’aspect méditation bouddhiste, dit-il. Car la seule chose qu’ils demandent, c’est l’apprentissage d’exercices qui leur permettent de maîtriser leurs émotions négatives. »

En tout cas, il ne s’agit ni d’une mode universitaire ni d’une toquade de quelques leaders d’opinion. Les grands pionniers viennent des Etats-Unis et ont démarré il y a près de trente ans. Mais, aujourd’hui, les progrès de l’imagerie médicale ont permis de montrer de manière certaine que la méditation modifie le fonctionnement du cerveau. Mieux : les moines tibétains, par exemple, présentent des particularités intrigantes lorsque leur cerveau est examiné de près : la zone associée aux émotions comme la compassion manifeste une activité beaucoup plus grande que chez le commun des mortels. C’est l’université de Madison, dans le Wisconsin, qui, sous l’impulsion du psychiatre Richard Davidson, a publié le plus grand nombre d’articles scientifiques sur ce sujet.

Ainsi que l’indique Matthieu Ricard dans un livre à paraître le 6 septembre (« L’Art de la méditation », éditions Nil), « un nombre croissant d’études scientifiques indiquent que la pratique de la méditation à court terme diminue considérablement le stress (dont les effets néfastes sur la santé sont bien établis), l’anxiété, la tendance à la colère (laquelle diminue les chances de survie après une chirurgie cardiaque) et les risques de rechute chez les personnes qui ont vécu au moins deux épisodes de dépression grave. Huit semaines de méditation, à raison de trente minutes par jour, s’accompagnent d’un renforcement notable du système immunitaire [...] ainsi que d’une diminution de la tension artérielle chez les sujets hypertendus et d’une accélération de la guérison du psoriasis. L’étude de l’influence des états mentaux sur la santé, autrefois considérée comme fantaisiste, est donc de plus en plus à l’ordre du jour de la recherche scientifique. » Tous ces effets de la méditation sont documentés dans de grandes revues scientifiques internationales, comme le Journal of the National Cancer Institute ou le Journal of Behavioral Medicine.

Parmi les pionniers, tous américains, le plus impressionnant, par son cursus et par son charisme, est sûrement Jon Kabat-Zinn. Professeur émérite de médecine de l’université du Massachusetts, il a commencé à pratiquer la méditation quand il étudiait au MIT sous la direction du prix Nobel Salvador Luria. Spécialiste de biologie moléculaire, comme Matthieu Ricard, il s’est toujours intéressé au fonctionnement de l’esprit. En 1979, treize ans après ses premiers pas de méditant, il souhaite introduire cette pratique bouddhiste pour réduire la souffrance dans les pathologies graves. Peu à peu, il invente la MBSR (Mindfulness-Based Stress Reduction), un programme d’entraînement à la méditation en pleine conscience réalisable en huit semaines. Sa démarche est accueillie très favorablement au sein de l’hôpital : « Mes diplômes représentaient une garantie aux yeux de mes interlocuteurs, se souvient-il. Au début, j’occupais un tout petit espace et faisais mon secrétariat moi-même. On m’envoyait des autres services des personnes souffrant de cancers, de maladies cardio-vasculaires ou de douleurs postopératoires. J’ai développé ce programme en huit semaines et il a eu tant de succès qu’il a fallu que je forme des instructeurs. La plupart ne sont pas médecins. Le prérequis essentiel, en effet, est un engagement profond dans la méditation bouddhiste et une capacité à communiquer son essence universelle à des personnes qui n’ont aucun intérêt particulier pour le bouddhisme mais qui souffrent beaucoup. » A ce jour, 18 000 personnes ont suivi le programme de huit semaines, pratiqué dans plus de 200 hôpitaux. Le recours à la méditation bouddhiste permet de diviser par deux le risque de récidive après deux épisodes dépressifs sévères ou plus.

A l’université de Genève, le docteur en psychologie Lucio Bizzini, chargé du programme sur la dépression, utilise la MBSR ainsi que d’autres techniques proches, comme la MBCT (Mindfulness Based Cognitive Therapy) développée à l’hôpital de Toronto par le docteur Zindel Segal. « La méthode s’applique particulièrement aux dépressifs dits " ruminateurs", explique Lucio Bizzini. Il s’agit d’un programme assez exigeant qui nécessite, au début, une pratique d’une heure par jour, donc un investissement personnel très important. Mais l’objectif en vaut la peine, car les patients atteignent, comme le dit très bien Jon Kabat-Zinn, un instant décisif, celui où ils se trouvent " derrière la cascade", dans un espace où ils peuvent observer leurs pensées sans qu’elles les inondent. » Seul bémol, reconnu par tous, à commencer par Jon Kabat-Zinn : à cause de cet investissement nécessaire, les personnes qui suivent le programme de méditation MBSR sont sûrement les plus motivées, donc les moins susceptibles de rechuter.

Alors que tous ces médecins pratiquent quotidiennement la méditation avec conviction, aucun n’aurait l’idée de se définir comme bouddhiste. Parce que cela ne veut rien dire. « Le dalaï-lama est le seul chef religieux assez ouvert pour déclarer que si un jour la science remet en question un des aspects du bouddhisme il faudra en prendre acte », observe Christophe André. Sa sainteté, en effet, est férue de sciences : « La science et les enseignements de Bouddha nous parlent ensemble de l’unité fondamentale entre toutes les choses. »