Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mardi 6 décembre 2011

Portrait de Lacan en maître zen


Le 9 septembre 2011 a vu les trente ans de la disparition du psychanalyste Jacques Lacan. Les passions autour de l’homme comme de la pensée lacanienne ne sont pas apaisées dans le milieu psychanalytique français. Cependant nous assistons à un changement d’époque, et l’éloignement progressif de la figure controversée de Lacan permet de retrouver quelque sobriété. Nous laissant le loisir d’éclairer d’autres aspects moins connus de son personnage hors norme. La rentrée éditoriale a donné lieu à deux parutions de Lacan au Seuil. Le premier livre fait date, comme chaque fois, puisqu’il s’agit d’un nouveau volume du grand œuvre parlé, Le Séminaire. Livre XIX …Ou pire paru dans la collection du «Champ Freudien» qu’il a fondé. L’autre est édité dans une petite collection qui lui est dédiée « Paradoxes de Lacan », et s’intitule avec une ironie mordante Je parle aux murs. Peindre un portrait de Lacan en maître zen est le moindre des hommages que pouvait lui rendre Psychologie & Méditation. Ne s’est-il pas lui-même identifié avec joie à cette figure du ‘sage’ turbulent qui bouleverse l’ordre établi et ramène l’esprit égaré à la recherche directe de la vérité ?L’aventure d’une vie
Lacan a vécu la psychanalyse comme l’aventure de sa vie, à laquelle il a déjà convié plusieurs générations d’analystes. En marge de sa passion première, qui est de dévoiler la vérité du désir, Lacan a été féru d’érudition, adepte de tous les savoirs, quel qu’en soit le domaine. Son audace intellectuelle le mène jusqu’au zen pour lequel il a la plus vive attirance, intérêt dont il fait part publiquement dès 1953. On ne le soulignera jamais assez, l’ouverture du premier séminaire de Jacques Lacan commence par une référence au maître zen, auquel il se compare lui-même : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. » L’enseignement de la psychanalyse se veut, contrairement à ce qu’elle est souvent devenue, refus de tout système. Aucun prêt-à-penser dogmatique ne justifiera la réticence de l’analyste à réinventer sans cesse sa pratique clinique. Lacan ajoute, radical : « La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. » Le parallèle est ainsi clairement établi, psychanalyse et zen ont un profond rapport en ce que ces traditions sont ouvertes au changement, fidèles au mouvement interne de la pensée, imprévisible, vivant. Le psychanalyste peut et doit donc s’octroyer une telle liberté d’action, si son désir est mu par la vérité et non par les illusions de son moi, ses mécanismes de défenses et ses résistances inconscientes. Pas d’apprentis sorciers ici, car encore faut-il savoir ce que l’on fait.

« Pour en venir au savoir, j’ai fait remarquer dans un temps déjà lointain que l’ignorance peut être considérée dans le bouddhisme comme une passion. C’est un fait qui se justifie avec un peu de méditation. Mais, comme ce n’est pas notre fort, la méditation, il n’y a pour le faire connaître qu’une expérience. » (
Je parle aux murs). Qu’il est réjouissant de lire une telle phrase, prononcée le 4 novembre 1971 à la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne ! Car aujourd’hui la méditation est devenue une possibilité réelle pour les Occidentaux, qui n’ont plus à rêver les yeux ouverts sur les mystères de l’Orient, mais peuvent y ancrer leur expérience la plus quotidienne. L’analyste d’aujourd’hui, ou de demain, aura contre l’ignorance plus d’armes que ses prédécesseurs : expérience de la parole et méditation assise. Dévoilement médiat et immédiat de la vérité des passions.
Une histoire frappante
Un ancien analysant de Lacan m’a confié une anecdote inouïe, qu’il préfère pour cette raison taire au grand public. Mais, sous le couvert de l’anonymat, elle ne nous semble pas devoir rester inconnue. Prenons-là comme un apologue, une historiette qui pourra ou non faire sens ; mieux, comme un conte ch’an qui eut lieu en Chine au IXe siècle.

Le maître Lha-Cahn était en ce temps-là à l’apogée de sa gloire, son rayonnement dépassait de loin la province de son monastère, sis sur la rive gauche du grand fleuve. Les pèlerins étaient nombreux à venir le consulter pour retrouver leur véritable visage, celui d’avant leur naissance. Le rapport du maître à la vacuité allait croissant à travers ses années de pratique et il n’hésitait plus à formuler son propos en de provocantes négations : « La femme n’existe pas », « il n’y a pas de rapport sexuel »… Xian-Lu, un jeune lettré brillant et désireux de comprendre la Grande Affaire de la vie et de la mort, se rendait chez Lha-Cahn pour des entretiens presque quotidiens, depuis des années. Il suivait même son Séminaire public destiné aux pratiquants mais aussi aux laïcs. Elève resté sage trop longtemps, hésitation sur le pas de la porte, agacement ou amusement du maître devant cette libération enfin accomplie ? Toujours est-il que lors de la dernière séance, pour la rencontre qui vient clore l’apprentissage de notre ami, le vieux Lha-Cahn lui flanque un grand coup de pied. Vlan ! en plein dans le tibia. Notre homme, confus, sort et éclate de rire. Il a compris : il est guéri de ses illusions. Aucune autorisation à demander à quiconque, le droit de vivre sa propre vie lui est acquis, Lha-Cahn lui a rendu ce qui lui appartenait en propre. Plus de trente ans après ce coup de pied mémorable, Xian-Lu rit encore en racontant l’anecdote.

Comment ne pas penser ici à cette célèbre histoire du ch’an chinois, que l’on trouve dans les excellents
Entretiens de Lin-Tsi (Fayard, 1972) ? Le maître était alors disciple de Houang-Po. Ayant reçu la bastonnade pour lui avoir demandé quelle était la grande idée du bouddhisme, Lin-Tsi atteint l’éveil et éclate de rire. « Après tout, dit-il, le bouddhisme de Houang-Po, ce n’était pas grand-chose ! ». Devant la réalité enfin dévoilée, les « idées » ne valent en effet plus grand-chose, une fois les abstractions balayées par un geste libre. Ce procédé de la gifle ou du coup de bâton, devenu une figure de rhétorique classique dans le zen, se retrouve au XXe siècle chez un psychanalyste français. Quelle que soit l’époque, un choc venu du réel qui réveille de l’esprit embrumé est un sursaut salutaire.Toujours une oreille neuve
Pour commémorer son maître, Jacques-Alain Miller a écrit un petit libelle chez Navarin intitulé sobrement «Vie de Lacan». Il y conte une anecdote qui ne dépareillerait pas non plus dans une histoire du Zen. Lacan, lorsqu’il était ignoré d’un garçon de café parisien, ne se contentait pas d’attendre ; carrément, il hurlait. « Il lançait d’un seul souffle un « OOOOhhh ! », un seul, mais si sonore, si puissant, si prolongé, que tous dans la salle sursautaient et se retournaient sur lui, l’œil effrayé ou l’œil furibond. (…) Je ne le donnerai pas pour un parangon de politesse à la française, mais vous essayerez de pousser un cri à la Lacan, et vous verrez combien c’est difficile. » Les grands maîtres du ch’an et du zen poussaient leur fameux cri à réveiller les morts « Ho ! », célèbre depuis Matsu. Au-delà de l’esprit discursif, la réalité est ainsi pointée sur-le-champ et l’esprit ramené à l’instant présent. Ce cri par-delà la parole en est parfois l’expression la plus pure. C’est l’épée de Manjushri, déité de la sagesse, qui tranche le bavardage intellectuel et sentimental et rend à la vie sa clarté première. Dans une salle de café chic, l’effet devait être encore plus détonnant que dans un monastère de montagne…

Dans son texte « Lacan l’étonnant », Alain Didier-Weill rappelle la grande intensité qui caractérisait le maître : « tout avec Lacan était intense, l’instant de la rencontre, de l’au revoir, de la séance. Jamais de ‘ronron’, jamais la dimension de l’habitude. » Bien sûr, n’est pas maître qui se prend pour tel, mais qui agit conformément à sa véritable nature et tente par là de réveiller, de révéler, ceux qu’il croise sur sa route. L’intensité de certains êtres, qui n’ont pas cédé sur leur désir et restent entiers, est vivifiante. Les témoignages directs de proches de Lacan sont l’occasion de l’apercevoir sous un jour surprenant, loin du cliché de l’analyste silencieux dans son fauteuil, prisonnier de sa neutralité plus ou moins bienveillante. Au contraire, cette force, ce coup, ce cri est comme un rappel du sérieux de l’existence – qui nécessite une grande liberté de ton, hors des sentiers battus. Chaque rencontre est une nouvelle chance à ne pas manquer, loin du conformisme social qui étouffe l’intensité de la présence. Grâce à cette présence d’esprit, l’écoute se renouvelle, l’oreille est toujours neuve. En ce sens, Jacques Lacan était un remarquable maître du zen.
Nicolas D’Inca

A lire :
Lacan, «
Le Séminaire. Livre XIX …Ou pire » et « Je parle aux murs », Seuil, 2011

Ce "Portrait de Lacan en maître zen" a été publié dans le journal Bouddhisme Actualités, N°141 Décembre 2011.
Photo copyright Jerry Bauer.

lundi 14 novembre 2011

Affronter ses monstres intérieurs



La visite des monstres est un livre unique parce qu’il arrive à montrer, sans un mot, mais avec des dessins qui allient la délicatesse et l’inquiétante étrangeté, le visage profondément humain, c'est à dire empreint de tendresse et de vérité, de la peur et de l’angoisse. Son auteur, le peintre Bruno Tyszler, va loin, très loin même, dans la découverte du point de vulnérabilité qu’abritent nos cœurs. Or ce travail bouleversant, l’artiste le doit en partie à la pratique de la méditation et aux enseignements bouddhiques transmis par Chögyam Trungpa qu’il a rencontré lors d’un de ses derniers voyages en Europe. Ce maître pionnier, introducteur du Dharma en Occident, avait lui-même consacré une partie importante de son œuvre à la question de l’art qu’il avait reconnu très tôt comme étant l’un des lieux de la plus haute spiritualité occidentale. L’ouvrage de Bruno Tyszler est exemplaire de ce travail conjoint du bouddhisme et de l’art qui, dans une intelligence et une bonté communes, délivre les secrets de l’esprit et du cœur. Bouddhisme Actualités l’a rencontré dans son atelier parisien.

Nicolas D’Inca. Comment le fait de dessiner des monstres, d’entrer en rapport à l’obscur, présente-t-il pour vous un lien avec la pratique de la méditation ?
Bruno Tyszler. Dans les contes pour enfants, il y a de nombreuses histoires de prince ou de princesse qui rencontrent un monstre et qui après en avoir eu peur, réussissent à l’apprivoiser, voir à le révéler comme princesse et prince. Le fait de regarder, d’accepter ou même d’avoir de l’amour pour ce monstre, le transfigure. La signification en est assez simple : nous pensons que quelque chose est mauvais. Dans la méditation comme dans la vie, nous évitons de regarder un certain nombre de zones d’ombre pour construire une image idéale de soi… Mais si l’on y regarde de près, si ces ombres sont mises au placard, ce n’est pas parce qu’elles seraient indignes mais parce qu’elles révèlent les points sensibles de notre être. Elles nous mettent à nu et c’est cela qui nous effraie. C’est comme dans le film La belle et la bête de Jean Cocteau : la jeune fille a beau être effrayée par le monstre, elle finit par l’aimer car elle le voit tel qu’il est. Par peur du monstrueux, on évite de regarder, passant ainsi à côté de la part riche et belle de l’être.

Avez-vous eu cette expérience dans la méditation ?
Généralement nous masquons nos faiblesses, parce que nous croyons qu’elles ne sont pas belles, illusionnés que nous sommes par une image idéale de nous-même. Nous refusons de nous relier aux kleshas, de reconnaître la jalousie ou la colère qui sont en nous. On ne veut tout simplement pas les reconnaître, alors que ce sont des expériences assez simples. La méditation nous apprend à les regarder, sans y porter aucun jugement de valeur moral. Derrière les kleshas, qui sont des formes de crispation, se trouve en vérité la vulnérabilité du coeur. Dès lors si l’on ne reconnaît pas les aspects les plus difficiles, les plus irritants, les plus douloureux de notre être, nous ne pouvons pas non plus en toucher l’aspect tendre. Il nous faut apprendre à accueillir véritablement tout ce qui survient, tapis dans l’ombre ou pas !

En regardant vos monstres, on peut ressentir ce mouvement de recul qui refuse d’entrer en relation à ce qui semble effrayant ; puis, osant les regarder on s’aperçoit qu’ils disent quelque chose de personnel, de familier, de tendre même et qui va bien au-delà de la peur.
Oui, l’idée principale est qu’on peut accueillir ces ombres, qu’il n’y a pas à s’arrêter à la peur, qu’il y a quelque chose de très bon à découvrir une fois qu’elle est dépassée. C’est pourquoi j’opère la distinction entre le monstre et le monstrueux. Est monstrueuse une personne qui ne peut plus entrer en rapport à sa propre vulnérabilité. Les hommes qu’on appelle des « monstres » comme Hitler sont des personnes qui se tiennent toujours dans ce lieu de l’horreur inhumaine qui refuse d’être touchée. Leur projection sur le monde est si solide que leur haine devient radicale, absolue. Il n’y a plus d’ouverture, plus de fragilité, plus d’interrogation possible. Alors que les monstres au contraire nous rappellent paradoxalement à notre humanité. Ces monstres effrayants, repoussants, parfois ridicules nous rappellent à une part de nous-même ainsi qu’à une part de l’humanité délaissée que généralement nous ne voulons pas voir. Nous ne sommes pas des supermans, nous ne sommes pas parfaits, ni moralement ni physiquement. Et c’est très beau ainsi. Une fleur en plastique, quoiqu’ « esthétique », est sans vie, sans sève. La fleur vivante, est certes mortelle, mais sa fragilité extrême lui donne son incomparable beauté. Sa beauté vient de sa fragilité même.

Cette manière de se relier au monstre traverse-t-il tout le cheminement du pratiquant ?
Même les grands pratiquants, à un haut niveau de réalisation, rencontre des monstres ! Voilà qui mérite d’être gardé en mémoire. Milarépa, déjà devenu un grand yogi, franchit une étape majeure lors d’une rencontre avec des monstres. Il est parvenu à un point de dénuement extrême dans sa vie, tous ses vêtements ont été emportés par le vent, il fait froid dans les montagnes et il rentre chez lui après avoir cueilli des orties pour son repas. Il revient dans sa caverne et des sortes de gnomes avec des yeux globuleux sont là. Ils font beaucoup de bruit, des grimaces, hurlent et le dérangent, il se dit qu’il ne va plus pouvoir pratiquer. Il essaie de les faire disparaître par magie, comme il avait appris. Puis il fait des pratiques tantriques pour les chasser, avec mantras et mudras, il prend une posture courroucée pour les effrayer, mais cela fait rire les monstres. Cela ne marche pas du tout, ils sont toujours là. En dernière analyse, il change du tout au tout. Il réalise que son attitude n’est pas juste et il les invite à rester. « Si vous êtes là, c’est très bien, mangeons la soupe d’orties ensemble. » Il les accueille, il les reconnaît. A ce moment précis, ils disparaissent. C’est toujours la même chose, même à un niveau très avancé, les monstres viennent nous visiter et notre attitude face à eux est cruciale. A la fin, lors de l’éveil du Bouddha, les monstres armés de Mara sont venus le défier. Pour nous autres pratiquants ordinaires, les monstres sont nos pensées ou les émotions qui nous taraudent sans cesse pendant les heures de méditation. Cette expérience de cesser de lutter contre cela mais de regarder et de reconnaître ce qui est comme il est a été salutaire dans mon chemin. On peut donc tout à fait parler de mon travail sur les monstres en ces termes méditatifs. Cela ne veut bien sûr pas dire que je sache moi-même affronter l’ombre si facilement que cela ! Mais je sais que c’est important. Il n’y a rien à cacher et surtout à se cacher. Telle est la leçon de la méditation.

A lire :
Bruno Tyszler, La visite des monstres, Editions du Grand Est, 2011

Article paru dans le journal Bouddhisme Actualités, N° novembre 2011

lundi 10 octobre 2011

Tonglen : Donner et Recevoir.


Psychologie & Méditation rencontre pour vous le Dr Cathy Blanc, docteur en médecine et responsable de l’association Tonglen. Cathy Blanc est disciple de Sogyal Rinpoché à Rigpa et c’est au centre de retraite Lerab Ling que nous la rencontrons pour parler de son association laïque d’aide aux personnes en difficulté et d’accompagnement des mourants. 
Nicolas D’Inca : Que veut dire Tonglen ?
Dr Cathy Blanc : Le mot « tonglen » est un mot issu du bouddhisme tibétain, qui signifie « donner et recevoir ». Pour nous ce nom a du sens, car nous sommes une association d’accompagnement des gens en difficulté, qu’ils soient en fin de vie, qu’ils souffrent de séparation, de solitude, de problèmes personnels avec eux-mêmes. L’accompagnement aux mourants est un aspect, mais Tonglen concerne toute personne en difficulté existentielle. L’idée qui nous anime est d’offrir un espace laïque, très ouvert, où l’on puisse utiliser les outils du bouddhisme tibétain, que l’on retrouve dans d’autres traditions. 

Comment et avec qui travaillez-vous ?
La grande force du bouddhisme est d’avoir une approche, un discours sur la souffrance, qui est très spécifique. On l’aborde par les notions de changement, d’impermanence, d’interdépendance… Dans l’association Tonglen nous empruntons ces outils et ce savoir-faire, mais en l’amenant de façon laïque pour que chacun s’y retrouve, quelle que soit sa tradition ou son manque de tradition. On démarre chaque rencontre par un temps qu’on appelle une «pause». Par une méditation guidée, on montre aux personnes en difficulté commet se relier aux sensations du corps. Puis on regarde ensemble des textes ou des vidéos, qui amènent un petit bout de sagesse. Puis on leur demande si cela leur parle et comment cela peut éclairer ce qu’ils traversent. Après la discussion, on refait de la méditation ; shamatha est le support de base, qui amène parfois des expériences qui sont bien au-delà de trouver un peu d’espace.
Dans l’association, nous accueillons des gens en difficulté, mais nous formons aussi des bénévoles qui interviennent à l’hôpital ou dans des services où il y a des gens en fin de vie, ou en souffrance. Dernièrement, on nous a appelé pour une personne qui venait d’avoir une maladie dégénérative foudroyante et qui demandait l’euthanasie. L’équipe soignante était désemparée. Un de nos bénévoles y est allé – ce sont des gens qui sont formés et qui ont compris que la méditation n’est pas juste trouver le calme, mais se relier à qui nous sommes vraiment. Il a senti que cet être hurlait de souffrance. Et il lui a proposé de le guider dans un exercice pour poser l’esprit. Au bout des 20 minutes, quand on lui a demandé comment c’était, l’homme malade a dit : « moins de souffrance. » Et à partir de ce moment-là il n’a plus demandé l’euthanasie. Quand on lui a demandé ce qu’il avait trouvé, il a dit : un espace qu’il n’avait jamais connu. Il a dit avant de mourir que le plus beau cadeau, c’était d’avoir rencontré la méditation. La qualité de ce qui se passait pour lui à ce moment lui a permis de toucher la nature de l’esprit, une présence d’une très grande qualité, suffisamment fort et vaste pour que cela soit déterminant. La pratique touche les soignants eux-mêmes, parce que le personnel était tellement surpris, curieux de savoir ce qu’on avait fait, que nous allons développer la méditation dans ce service ! 

Il n’est donc pas nécessaire d’être bouddhiste ?
Tonglen a pour but d’apporter des outils applicables par tous. Les pratiques pour développer l’amour-compassion sont universelles, la méditation aussi, cela n’a rien de spécialement confessionnel. Il y a des musulmans qui viennent, et ça leur paraît acceptable. Nos bénévoles ne sont pas seulement bouddhistes, simplement on leur demande d’avoir une connaissance personnelle de la méditation. Notre idée est d’accueillir toute personne qui nourrit une réflexion sur l’accompagnement et s’intéresse aux questions de la vie et de la mort. Certains sont là à titre de développement personnel, beaucoup viennent parce qu’ils ont des métiers en lien avec la souffrance et certains à titre privé, car on peut tous être amené à devoir accompagner un proche dans la maladie et la mort. La laïcité est cruciale pour nous. D’ailleurs à l’hôpital de Montpellier nous avons monté un groupe avec des professionnels : quelle spiritualité laïque dans le cadre du soin ? A Marseille a été créée une unité de soin spirituel où Rinpoché a enseigné. Dans l’hôpital, il y a un espace où l’on peut aborder ces questions de l’esprit autrement, et proposer des outils comme la méditation. Dans l’association on permet aux gens de se rendre compte qu’ils peuvent avoir des outils universels à leur disposition, qu’ils appartiennent ou non à une tradition. Ils peuvent revisiter leur spiritualité, ce qui donne sens à la vie, et ce qui permet d’être mieux avec l’autre et avec soi. Après, on a moins de crispation sur ce « je » dont on ne sait pas très bien qui il est ! Car il devient clair que nous ne sommes plus le même avant et après avoir rencontré quelqu’un. 

Vous êtes médecin de formation, n’avez-vous pas souffert du manque de cette dimension, de la prise en compte de l’humain, car c’est plutôt le côté technique qui prédomine ?
Oui, tout à fait d’accord. Mais dans le cadre de la formation au sein de Tonglen chaque fois qu’on apporte ces notions sur l’humain, c’est comme si on permettait aux soignants de retrouver leur intention de départ. Ils se reconnaissent. Dernièrement je tenais un cours pour les étudiants en médecine, qui étaient un peu en colère à la fin du cours : Pourquoi ne nous en a-t-on jamais parlé avant ? C’était presque de la révolte devant le fait qu’on enseigne de nombreux aspects techniques du métier, mais l’essentiel reste à l’arrière-plan. En psychologie, c’est il me semble la même chose ; il y a les concepts mais pas les outils de la rencontre. Les malades psychiatriques peuvent pourtant faire toucher aux étudiants et aux psys des espaces intérieurs qu’ils ne soupçonnent pas. Grâce à la méditation certains collègues peuvent être amené à accepter pleinement la rencontre avec l’autre, à être touché par l’inattendu.
Sogyal Rinpoché m’a permis d’identifier des outils, mais mon éducation chrétienne et ma volonté très précoce de devenir médecin allaient déjà dans cette direction d’aider ceux qui souffrent. Le christianisme qui prône pourtant « d’aimer son prochain comme soi-même » n’est pas toujours à même de répondre concrètement au problème moderne du manque d’amour des gens pour eux-mêmes. Dans le bouddhisme, j’ai trouvé une réponse, un savoir-faire et un savoir-être. La méditation, les yeux ouverts, nous pose dans la vie. En même temps il est important que chacun puisse se relier à ce qui l’anime, car la méditation n’est pas juste un concept ou un outil. Qu’est-ce qui vous rend vivant et vous rapproche de vous-même ? Le fait d’être étudiante de Rinpoché m’aide à rester vraie et à ne pas m’échapper dans mes constructions mentales. Il n’est pas obligé que chacun ait un maître, mais il faut trouver comment entrer sur cette voie pour goûter réellement la méditation – ce n’est pas un gadget de plus pour l’Occident, ce qui serait une limitation. Etre attentif et bienveillant, ce serait déjà ça ! Mais il y a plus, comment se relier à sa vraie nature et rester en lien à cela dans sa vie, ce qui est du ressort de la spiritualité profonde. 

Propos recueillis par Nicolas D’Inca

Projet en cours : fonder des « Maisons de Tonglen », lieux d’accueil de personnes âgées, pour vivre la retraite autrement, dans la solidarité, l’entraide et la proximité. Toute l’aide autour de ce projet est bienvenue !

mardi 27 septembre 2011

Jack Kornfield. Une psychologie bouddhiste


Portrait de Jack Kornfield. Une psychologie bouddhiste


Paru dans le magazine Inexploré N°12 sept./nov. 2011


Nicolas D’Inca est psychologue clinicien, doctorant en psychologie à l’Université de Paris, pratiquant à l’Ecole Occidentale de Méditation.


Jack Kornfield est l’un des enseignants principaux du bouddhisme en Amérique. Pratiquant depuis plus de quarante ans, psychologue, marié et père de famille, sa présentation laïque de la méditation a ouvert la voie à des milliers d’Occidentaux.




La famille dans laquelle Jack Kornfield naît en 1945 est loin d’un idéal de paix : le père violent et tyrannique terrorise sa femme et ses quatre enfants. Jack apprend vite à se protéger, s’enfermant dans une forme de paix certes artificielle, mais vitale. Cette enfance laisse des séquelles. Trouver le moyen de se libérer de sa souffrance intérieure devient une quête. A 22 ans, l’esprit confus mais plein d’ardeur, le jeune homme s’engage dans l’humanitaire en Thaïlande, après un diplôme en études orientales.


Une souffrance tenace


C’est en Thaïlande qu’il rencontre Ajahn Chah (1919-1992), reconnu pour avoir été l’un des plus grands maîtres bouddhistes du 20ème siècle. Il fait partie des moines de la forêt, une tradition thaïe du bouddhisme theravada centrée sur la méditation. Lors de leur première entrevue, Ajahn Chah dit à Jack Kornfield : « J’espère que vous n’avez pas peur de souffrir. » – « Que voulez-vous dire par là ? » lui demande Kornfield étonné. « Il y a deux sortes de souffrance » lui répond le méditant, « la souffrance que vous essayez de fuir, qui vous suivra partout, et la souffrance que vous acceptez de regarder en face, trouvant la libération que le Bouddha nous a enseigné. »


Cette introduction, qui ne manque ni d’humour, ni de chaleur, le marque pour la vie. Jack s’assigne désormais pour tâche d’affronter la souffrance afin de parvenir à s’en libérer. Mais il lui reste un long chemin à parcourir. Il passe cinq ans dans les monastères de l’Asie du sud-est, vivant la vie errante des moines de la forêt, d’abord auprès d’Ajahn Chah devenu son maître en Thaïlande, puis de Mahasi Sayadaw (1904-1982) en Birmanie. Tandis que le premier enseigne la vie monastique comme abandon de tous les attachements et comme occasion de pratiquer l’attention et la compassion en toute situation, le second met l’accent sur la méditation silencieuse qui permet de voir directement son esprit. Kornfield connaît des expériences d’extase et de lumière, entre en contact avec la vacuité. Mais il se coupe de ses émotions et devient incapable de les connaître. Revenu de ses états méditatifs, il se voit agir comme quelqu’un de confus. Une question le hante : Cette tendance à quitter le monde ordinaire pour s’enfermer dans une illusion sans rapport avec la réalité, est-cela qu’on appelle spiritualité ?


Affronter ses émotions


A son retour en Amérique en 1972, Jack Kornfield est brutalement confronté à l’effondrement de son « nirvana » qui lui apparaît soudain si dépendant des conditions extérieures. Il se trouve face à la nécessité de prendre sa vie en main. « J’étais émotionnellement immature, et tous mes conflits anciens avec ma famille et les amis me revinrent intacts » confie-t-il avec honnêteté.


Après des années de pratique spirituelle, Kornfield découvre en effet qu’il a toujours les mêmes problèmes affectifs, les mêmes troubles émotionnels, les mêmes difficultés relationnelles qu’avant son départ. Ses années de retraite l’ont rendu presque insensible. Lui qui a tant médité sur les principes de générosité, d’amour et de compassion, il ignore ce qu’il ressent. Le voyant si loin de lui-même, une de ses petites amies lui offre un carnet dans lequel il pourra inscrire ses sentiments et ses goûts, afin de commencer à les connaître. « Retrouver un rapport à mes émotions a été un long processus qui bouleversa ma vie », rappelle-t-il dans son livre Après l’extase, la lessive – véritable cartographie des périls de la vie spirituelle, basée sur son expérience et celles des maîtres des nombreuses traditions spirituelles de l’humanité.


Comment intégrer la méditation dans sa vie ? Cette question vitale le conduit à de grandes transformations intérieures. Kornfield abandonne ses robes de moine et commence à conduire un taxi pour gagner sa vie, s’engage dans une relation amoureuse durable et reprend des études en psychologie clinique qu’il poursuivra jusqu’au doctorat. Abandonnant le combat contre lui-même, il passe de la voie ascétique de la méditation à une manière plus compassionnée de se traiter, tournée vers la guérison intérieure.


Car le fait de vouloir sans cesse s’améliorer tout en refusant d’abord de s’accepter, est un piège qui peut égarer. Cette recherche d’un niveau supérieur de vie spirituelle signe l’emprise du « matérialisme spirituel », comme le nomme Chögyam Trungpa. Jack Kornfield comprend le grand danger qui menace les Occidentaux dans leur approche de la méditation : elle est utilisée pour demeurer en paix, nier ses émotions et ne plus se confronter aux difficultés et aux exigences de la vie moderne.


La méditation pour l’Occident


Le tournant est décisif. Jack Kornfield devient un bâtisseur de pont entre la méditation bouddhiste et la psychologie occidentale. Il amène certains changements profonds dans l’approche du bouddhisme aux Etats-Unis, portant notamment sur la reconnaissance des émotions et l’importance de la vie psychologique et affective des pratiquants. Rien ne sert de rêver, les problèmes personnels ne peuvent disparaître seulement avec la méditation. Un travail sur soi est indispensable.


Pour cela, Jack Korfield veut créer un cadre contemplatif adapté à la vie occidentale. Avec deux amis pratiquants, Sharon Salzberg et Joseph Goldstein, ils fondent en 1976 la Insight Meditation Society (IMS) et achètent un vieux monastère catholique dans les bois de Bare, dans le Massachussets. Ils invitent les pèlerins en quête spirituelle à les rejoindre pour des retraites de pratique. On y enseigne notamment l’Insight meditation, ou méditation intuitive, dite aussi méditation de la vue claire, plus connue en Asie sous le nom vipassana. Porter attention à son expérience du moment présent est au cœur de cette pratique.


Laïcs s’habillant à l’occidentale, ayant travail et famille, les gens viennent à eux pour des conseils pratiques sur la manière d’intégrer l’attention au quotidien, de vivre « méditativement » dans le monde. Petit à petit, naturellement, il n’y a plus de séparation entre la spiritualité et le monde moderne. Pionnier dans cette transmission rigoureuse et non sectaire de la méditation qui fait la force du bouddhisme aux Etats-Unis, Kornfield en plaisante volontiers : « La plupart des gens à qui j’enseigne la méditation ne se sentent pas bouddhistes, ce qui me convient tout à fait. Il est bien préférable de devenir un bouddha qu’un bouddhiste ! »


Quatre principes qui transforment l’attention


En tant que thérapeute, Jack Kornfield utilise pour soulager les souffrances ce qu’il a appris par la méditation. L’attitude pleine de compassion envers soi-même, ses émotions et ses ressentis, est mise en pratique dans la psychologie bouddhiste via la technique RAIN – reconnaissance, acceptation, investigation et non-identification.


Il s’agit en premier lieu de reconnaître ce qui est présent. « Nous sortons du déni qui sape notre liberté » explique Jack Korfield. Puis de laisser à l’expérience sa place, de lui donner droit. « Accepter nous permet de nous détendre et de nous ouvrir. » Nous pouvons alors goûter les émotions et les examiner. C’est ce que le maître Thich Nhat Hanh appelle « voir en profondeur ». Nous constatons la nature changeante et impersonnelle de nos expériences. « En l’absence d’identification, nous pouvons prendre soin de nous-mêmes et des autres, avec respect, tout en n’étant plus liés par les peurs et les illusions du sentiment étroit de nous-mêmes. » explique-t-il dans Bouddha mode d’emploi, véritable manuel de psychologie bouddhiste.


Ce processus en quatre étapes libère des difficultés par l’utilisation des ressources intérieures de l’attention et de la conscience en éveil. Selon Jack Kornfield, la thérapie — comme la pratique de la méditation — est une activité révolutionnaire qui ne peut être accomplie confortablement. C’est un défi constant à l’identité que chacun se forge au fil de sa vie. Parler sans cesse de ses problèmes et se centrer sur son moi blessé n’aide pas, pense-t-il, « ce qui amène la liberté est de faire face à la racine même de cette souffrance, et de la fausse identité qui s’est construite autour d’elle, plonger droit en son cœur jusqu’à ce qu’elle retourne à sa véritable vacuité. »


Accepter son chagrin en profondeur, sans le juger, reconnaître les situations de notre vie qui font mal, avec douceur, constitue un premier pas vers la guérison. L’approche de Kornfield est ancrée dans l’expérience la plus directe, la plus personnelle et la plus humaine ; c’est sans doute ce qui fait sa force, et son succès. En 1988, le psychologue bouddhiste fonde le centre Spirit Rock en Californie, un cadre communautaire plus vaste que l’IMS qui inclut les différentes approches bouddhistes, conservatrices et novatrices.


Le dialogue contre la haine


Un ami et collègue enseignant de Kornfield appelle cet endroit « les Nations Unies du Bouddhisme » tant son fondateur essaie, depuis des années, de réunir les représentants de chaque tradition et de créer les conditions d’un véritable dialogue entre les différents courants bouddhistes implantés en Occident.


Car dès la fondation de l’IMS en 1976, Jack Kornfield avait découvert un problème dans le monde bouddhiste : chaque école pense être la détentrice du savoir absolu. Cela crée la haine et la peur. Kornfield, fort de l’enseignement de son maître Ajahn Chah, milite pour sortir des antagonismes par une pratique appelée « Arrêter la guerre. »


Pour cela, il organisa en 1989, la première rencontre des enseignants bouddhistes occidentaux, en présence de Sa Sainteté le Dalaï Lama. Ce dernier demanda quel était l’écueil principal rencontré par les Occidentaux dans leur approche du bouddhisme. Tous s’accordèrent à dire que l’obstacle majeur est la haine de soi, la honte et la culpabilité. Après de longues minutes de discussion avec ses interprètes, le Dalaï Lama s’écria, choqué : « Mais c’est affreux ! Nous sommes tous dignes d’amour ! »


Les affections douloureuses dues au manque de respect pour soi et à la dépression étaient peu connues dans les sociétés traditionnelles où le bouddhisme a pris racine. Fort de cette leçon, Jack Kornfield met l’amour au cœur de son enseignement de la méditation. Dans Bouddha, Mode d’emploi, il écrit : « Sous la complexité de la psychologie bouddhiste demeure la simplicité de la compassion. »


L’expression « un cœur sage » était d’ailleurs le titre original de l’ouvrage. Elle signifie que nous sommes doués de bonté et non pas damnés par le péché originel. Quelque chose en l’homme, malgré sa souffrance et ses aveuglements, voit la vérité. La réalisation est directe, venant de ce qu’Ajahn Chah appelait « Celui qui sait », le cœur clairvoyant, aimant, sage. C’est le point clef de tout l’enseignement de Kornfield, et de sa pratique thérapeutique.


Lors d’une conférence en avril dernier à New York, il expliquait que « le Bouddha ne cherchait pas à créer une religion, ce qui l’intéressait était de décrire la manière dont les êtres humains sont pris par la peur, l’anxiété, la confusion et la haine (…) La méditation est simplement la compréhension et le développement de l’attention, de la présence et de la tendresse bienveillante du cœur qui existent en chacun de nous. »




A lire :
Jack Kornfield, « Bouddha, mode d’emploi », Belfond, 2011
Collection « l’esprit d’ouverture » www.espritdouverture.fr
Le site de l’auteur www.jackkornfield.org

vendredi 16 septembre 2011

Se libérer du moi, selon Jack Kornfield



Grâce à la parution française du dernier livre de Jack Kornfield « Bouddha, mode d’emploi » (éditions Belfond, collection L’esprit d’ouverture), et après sa présentation dans Psychologie & Méditation, nous pouvons examiner un point crucial de son approche. En tant que psychologue bouddhiste, Kornfield est amené à travailler avec des gens en souffrance selon l’éthique professionnelle des psychologues, mais aussi suivant les principes fondamentaux du dharma. Il se réfère notamment à l’Abhidharma, le texte ancien le plus complexe sur la nature de l’esprit. Et selon le Bouddha, le moi n’existe pas.

Voir au-delà du moi
Un article du célèbre magazine Time (2002) donne à sourire et à réfléchir : « Après plus d’un siècle de recherches, les scientifiques qui étudient le cerveau ont depuis longtemps conclu qu’on ne peut concevoir aucun endroit dans le cerveau physique où localiser le moi, et que ce dernier, tout simplement, n’existe pas. » C’est ce point qui retient particulièrement notre attention. L’au-delà de l’ego, comme je l’ai maintes fois évoqué dans ces pages, sera une clef de travail très féconde pour les psychologues du XXIe siècle. Jack Kornfield explique dans « Bouddha, mode d’emploi » : « Le fonctionnement de cette capacité centrale, que Freud appelle “ego”, est l’une des plus importantes définitions de la santé mentale dans la psychologie occidentale. (…) Le don de la psychologie bouddhiste est de nous conduire à l’étape suivante, de nous faire évoluer jusqu’à la capacité de voir au-delà du moi distinct. Le moi fonctionnel, même à son degré le plus sain, n’est pas qui nous sommes. Puis elle dissout l’identification et révèle l’ouverture joyeuse qui existe au-delà du moi. » Cette question est généralement mal comprise. Certaines réactions défensives le montrent, comme lors du colloque « Au-delà du moi, la liberté ? » du 27 novembre 2010, qui réunissait pour la première fois psychanalystes et enseignants de méditation pour une rencontre universitaire. En effet, dès que l’on parle de dépasser le moi la crainte surgit de tomber dans le non-moi, de se confondre avec les autres ou le monde, dans une sorte d’effondrement psychotique, la vacuité devenant alors synonyme de béance morte. C.G. Jung s’est lui-même beaucoup mépris à ce sujet, puisqu’il mettait en garde les Occidentaux contre les dangers de la méditation qui mène selon lui à la dissolution de l’identité, donc à la folie. Kornfield lève les ambiguïtés lorsqu’il invite à se fier à « l’ouverture joyeuse qui existe au-delà du moi. » Ce n’est pas un vide mortel mais bien une ouverture vivante qui se trouve au-delà, en deçà du moi, ou tout simplement sans aucune référence au moi.

Une illusion tenace
L’immense maître Dogen (1200-1253), qui ramena la méditation ch’an de la Chine jusqu’au Japon où elle devint le Zen, a dit : « Étudier la voie, c’est étudier le moi / Étudier le moi, c’est oublier le moi / Oublier le moi, c’est être éveillé par toutes les choses. » Le problème du moi, de l’ego, est donc une question qui se pose depuis les premiers temps du bouddhisme, et chaque fois qu’il pénètre dans un nouveau monde, comme ici au Japon. Mais en Inde dès les premiers temps de l’enseignement du Bouddha lui-même, il eut à faire face aux attaques des ‘éternalistes’, qui défendait le point de vue de l’atman, l’âme immortelle et individuelle. Ces délicates questions ont été traitées en Occident par la philosophie avec la pensée métaphysique et par la religion avec la pensée théologique. C’est pourquoi aussi nous voulons sans cesse rabattre le bouddhisme sur ces catégories connues. Cependant aujourd’hui, à l’ère de la science, une autre voie qui traite du problème du moi existe, c’est la psychologie. Et ici la confusion règne plus encore que dans les systèmes de pensée traditionnels qui avaient le mérite d’avoir été affinés pendant des siècles. La psychologie, en à peine plus d’un siècle, a pris le devant de la scène, puisque tout le monde se considère comme une personne, un moi, une conscience, un sujet etc. Cette identification conceptuelle a tellement pris racine, qu’il est très difficile d’entendre une autre voix, comme celle de la psychanalyse authentique. Le fait que réside au cœur de l’homme un inconscient, une dimension cachée et autre, plus vaste que le moi, devrait déjà faire réfléchir. L’ouverture vers la spiritualité et la notion de Soi développée par Jung également. Le combat incessant de Jacques Lacan contre l’ego-psychology anglo-saxonne, largement répandue désormais sous les formes les plus dévoyées dans toutes les thérapeutiques à la mode qui prétendent ramener l’individu dans une conformité à la norme sociale, est un exemple qui nous touche de près. Néanmoins même en France, et à quelques décennies près, cette vision s’estompe. L’illusion d’un moi séparé et autodéterminé par sa volonté reprend le dessus. Au fond, parler de l’ego, de ses problèmes et de ses émotions, n’est qu’une manière qu’a trouvée l’ego de se faire exister… L’incertitude, l’ouverture, la présence réelle du monde, le ratage et la perte, l’impossibilité de saisir son être propre, en un mot la liberté, tout cela est nié. La psychologie bouddhiste pourrait s’avérer une chance si elle ouvre à nouveau l’entente de l’être humain comme esprit (psyché) qui dépasse de loin sa conscience et son ego. C’est le pari de Jack Kornfield.

Une absence d’identification
Pour la psychologie bouddhiste selon Jack Kornfield, la non-identification est le garant de la paix authentique : « En l’absence d’identification, nous pouvons prendre soin de nous-mêmes et des autres, avec respect, tout en n’étant plus liés par les peurs et les illusions du sentiment étroit de nous-mêmes. » Ce que nous prenons pour un moi solide est provisoire, fictif, construit par une saisie temporaire à quelque partie de l’expérience. Le moi se solidifie lui-même, selon une image traditionnelle, comme de la glace flottant sur l’eau. La glace est en réalité faite de la même substance que l’eau, mais l’identification et la saisie solidifient l’eau en glace. De façon similaire, nous nous sentons séparés des autres et du monde, et souvent même de qui nous sommes réellement, en nous accrochant à une illusion. L’ego, certes, remplit une fonction organisatrice nécessaire. En psychologie occidentale, il a un fonctionnement sain dont il ne faut pas nier l’importance. Mais à terme, même ceux qui sont fragiles finiront par tirer bienfait de la liberté qui demeure au-delà de l’image de soi, au-delà de l’illusion d’un moi, nous rappelle Kornfield. En psychologie bouddhiste, le petit sentiment de soi dérive de l’illusion de séparation et nous subissons l’angoisse qu’elle crée. Bouddha mode d’emploi explique : « Quand nous libérons la saisie de notre propre image, il y a un énorme soulagement et le monde s’ouvre à nouveau à nous. » La psychologie bouddhiste appelle cela absence de soi ou non-soi, c’est ainsi, et ne devrait menacer quiconque. Il n’y pas de risque de disparaître soudain, sans identité, dans un trou noir. Kornfield dit lui-même « Quand je travaille avec les gens, la base de travail est la vacuité. » Son usage thérapeutique de la notion de vacuité est étonnante, « ce qui amène la liberté est de faire face à la racine même de cette souffrance, et de la fausse identité qui s’est construite autour d’elle, plonger droit en son cœur jusqu’à ce qu’elle retourne à sa véritable vacuité. » Accepter son chagrin en profondeur, sans le juger, reconnaître les situations de notre vie qui font mal, avec douceur, est un premier pas vers la guérison. La vacuité est, au niveau individuel, une libération des masques et des déguisements qui, de toute façon, nous vont mal. Quand l’identification au petit sentiment de soi diminue, seul demeure le cœur vaste qui est relié à toute chose. C’est pourquoi la compassion est traditionnellement inséparable de la vacuité. Jack Kornfield, avec bienveillance, veille pour nous le rappeler.
Nicolas D’Inca
A lire :
Jack Kornfield, « Bouddha, mode d’emploi », Belfond, 2011

lundi 1 août 2011

« Bouddha, mode d’emploi » avec Jack Kornfield


A l’occasion de la parution française de son livre Bouddha, mode d’emploi (Belfond, 2011), Psychologie & Méditation rend hommage à ce pionnier qu’est Jack Kornfield, à la fois psychologue et maître de méditation. Une mise en garde aux collègues psys s’impose : « Si vous êtes un praticien ou un professionnel de la santé mentale, la psychologie bouddhiste, avec sa compréhension et ses possibilités nouvelles, va se révéler à vous comme une provocation. » Dans son dernier ouvrage, il détaille de manière très juste les différences subtiles entre les visions de l’esprit en Occident et en Orient, et comment d’un monde à l’autre les deux peuvent s’éclairer mutuellement, pour guérir au mieux la souffrance que nous partageons d’un bout à l’autre de la terre.

Un aîné exemplaire
Jack Kornfield est un des enseignants bouddhistes occidentaux les plus importants, ses ouvrages sont traduits dans de nombreux pays, et la parution de son nouveau livre devrait contribuer à le faire plus largement (re)connaître en France. Né aux Etats-Unis en 1945, il passe son doctorat de psychologie en 1967 puis reçoit une formation de moine bouddhiste en Thaïlande, en Birmanie et en Inde. Il a été, durant les années cruciales de sa jeunesse, le disciple assidu d’un des plus grands maîtres de la tradition Theravada, le Vénérable Ajahn Chah (1918-1992), qui lui conféra l’initiation monastique.
Il est formé aux pratiques méditatives et contemplatives, étudie les sutras (paroles du Bouddha) et l’Abhidharma (psychologie bouddhiste sur le fonctionnement de l’esprit) et se plie au code très strict du vinaya (règles monastiques établies par le Bouddha). Les « moines de la forêt », école à laquelle appartient Ajahn Chah, en plus des règles usuelles, mènent une vie ascétique de renonciation particulièrement austère. Les moines ne possèdent par exemple qu’une seule robe pour se vêtir quelle que soit la saison, dorment dans une hutte isolée dans la forêt, ne vivent que d’offrandes et ne se nourrissent qu’une fois par jour avant midi. C’est dans ce cadre qui paraîtrait rude et dénué de compassion à nombre d’Occidentaux que Jack Kornfield rencontre l’expérience de liberté intérieure qui fit de lui un homme immergé dans le dharma vivant. De retour aux Etats-Unis, il devint au fil des années, par la profondeur de son engagement et de sa compréhension, un des principaux introducteurs du bouddhisme Theravada en Occident. Son travail de passeur entre les cultures est, depuis les années soixante-dix, remarquable. En 1972, de retour de son aventure monastique asiatique, il fonde avec quelques collègues l’Insight Meditation Society, dans le Massachussetts. En 1981, il fonde le centre Vipassana Spirit Rock Center, en Californie, où il vit depuis lors. Il enseigne la méditation à travers le monde entier. Son rôle est au sens propre celui d’un aîné, notion si chère à la tradition Theravada dont il est issu, l’aîné qui montre la voie aux plus jeunes.

Une psychologie bouddhiste
Jack Kornfield est titulaire d’un doctorat en psychologie clinique et exerce comme psychothérapeute. Il fait partie de ce courant intégratif nord-américain qui tente d’ouvrir le dialogue entre la psychothérapie et les diverses voies spirituelles authentiques. Dans son premier ouvrage traduit en français « Périls et promesses de la vie spirituelle » (Pocket), il défendait déjà la perspective selon laquelle l’approche spirituelle se combine avec le plus grand profit à la psychothérapie pour un Occidental moderne engagé dans une recherche spirituelle. Selon lui, « Ajahn Chah et d’autres maîtres bouddhistes comme lui pratiquent une psychologie vivante : l’un des systèmes de guérison et de compréhension les plus anciens et les plus développés qui existent à la surface du globe. Cette psychologie ne fait aucune distinction entre les problèmes temporels et spirituels. » C’est à Kornfield que l’on doit l’excellent « Après l’extase, la lessive » (Table ronde) dont la formulation est tellement fidèle au goût du zen, qui indique l’esprit vaste dans les actes les plus quotidiens. Ce souffle vivifiant est palpable dans ses écrits, où l’on sent l’humour et la tendresse d’un véritable pratiquant de la méditation. L’attention issue de la pratique de la méditation est bien sûr au cœur de l’approche bouddhiste de la psychologie. Selon Shunryu Suzuki : « Nous prêtons attention avec respect et intérêt, non pas pour manipuler mais pour comprendre ce qui est vrai. Et voyant ce qui est vrai, le coeur devient libre. » L’attention, c’est-à-dire un état de conscience patient, réceptif et sans jugement, a également son importance dans la psychothérapie occidentale, comme le démontre Kornfield dans « Bouddha, mode d’emploi ». Depuis « l’attention flottante » que Freud recommandait aux psychanalystes jusqu’au « regard positif inconditionnel » du psychologue humaniste Carl Rogers, et jusqu’à la « conscience centrée sur le présent » de la Gestalt, cette forme ouverte de conscience est considérée comme un outil essentiel de guérison. Depuis 1980, près d’un millier de publications scientifiques ont décrit l’efficacité de l’attention, souvent en étudiant des pratiques méditatives basées sur une approche bouddhiste.

La voie de l’honnêteté et de l’amour
Jack Kornfield nous fait profiter de sa grande expérience de pratiquant de la méditation et de psychothérapeute. Dans son dernier ouvrage, il fait alterner exemples personnels, principes généraux de la psychologie bouddhiste et exercices de contemplation accessibles à tous. Un des renoncements les plus difficiles pour les moines de la tradition Theravada n’est pas tant celui du confort matériel que du confort spirituel. La voie de l’honnêteté est étroite et sans issue, aussi Ajahn Chah insistait-il toujours sur l’importance de reconnaître les choses telles qu’elles sont. Kornfield, fort de cette pratique humble et lucide, dénonce avec un courage admirable les pièges auxquels succombent nombre d’Occidentaux en préférant rêver la spiritualité que la vivre réellement. A un moment de son apprentissage, dit-il, « je découvris que pour transformer mes problèmes, je ne pouvais avoir recours à la seule méditation silencieuse. Il n’y avait ni raccourci ni échappatoire spirituelle susceptibles de m’épargner le travail d’intégration des principes que j’avais appris dans la méditation et la nécessité de les incarner au quotidien. » C’est ce défi auquel il ne cesse de nous inviter, avec bienveillance.
Un autre point-clef de son enseignement porte sur l’amour (« metta » en pali, plus connu sous son nom sanscrit de « maitri »). Cela permet de faire une mise au point qui s’avère nécessaire tant le Theravada est parfois réduit à n’être ‘que’ la voie de la renonciation, la voie austère des moines, le « petit véhicule » du hinayana étant souvent amalgamé avec le bouddhisme ancien. Or il n’en est rien, l’amour, le cœur vaste et aimant, la tendresse et la bonté sont des principes essentiels sur cette voie, comme sur toute voie bouddhiste. La compassion, certes typique du mahayana, n’est pourtant pas réservée aux traditions tibétaines ou japonaises, mais rejaillit tout aussi bien dans les bouddhismes thaï ou birman. Un des plus anciens sutras du canon pali, le Metta sutta, porte d’ailleurs sur l’amour bienveillant comme « suprême manière de vivre ».

L’on mesure aisément le fossé qui sépare le vieux continent du nouveau en constatant avec quelle rapidité et quelle fermeté le bouddhisme s’est implanté dans toutes les couches de la société américaine, de l’art à la médecine, du travail social à l’éducation. Le dharma américain est déjà mûr, c’est pourquoi un aîné tel que Kornfield est précieux. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements en France. Néanmoins il apparaît déjà clairement que la révolution bouddhiste dans le soin psychique passe par le recours à l’attention, par la vue directe de la réalité et la reconnaissance de ce cœur tendre qui unit le patient et le soignant de manière indissociable. Nous ne pouvons que nous incliner et remercier Jack Kornfield de continuer à porter le flambeau et de transmettre la bonne nouvelle d’une psychologie authentiquement bouddhiste.

Nicolas d’Inca

A lire :
Jack Kornfield, « Bouddha, mode d’emploi », Belfond, 2011
Collection « l’esprit d’ouverture » www.espritdouverture.fr
Le site de l’auteur www.jackkornfield.com

dimanche 10 juillet 2011

"Méditation et Psychologie" sur France 2

J'ai le plaisir de vous informer que l'émission Sagesses bouddhistes sur le thème "Méditation et Psychologie" sera diffusée sur France 2 le dimanche 24 juillet 2011 - de 8h30 à 8h45. J'en suis l'invité et j'y présente quelques passerelles entre ces deux champs, quelques thèmes qui me tiennent à coeur dans ma pratique et dans ma réflexion et quelques pistes de travail, notamment celles travaillées avec les collègues de l'association Jeunes et Psy.


Voici un lien permanent vers un enregistrement de l'émission sur YouTube :
https://www.youtube.com/watch?v=KnruEpK1RSk&t=3s

A diffuser sans modération !

jeudi 16 juin 2011

MBSR, réduire son stress par l’expérience directe de la réalité

Rencontre avec Delphine Rochet, psychologue clinicienne, titulaire d’un Master de philosophie, pratiquante de la méditation. Formée à la MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction), la technique de réduction du stress par la pleine conscience développée aux Etats-Unis par Jon Kabat-Zinn, elle nous présente les principes et les applications de cette technique.

Nicolas d’Inca : Qu’est-ce que la MBSR ?
Delphine Rochet : L’approche de la mindfulness consiste à développer une attention dans le présent permettant de développer une attitude de non-jugement et d’auto-observation qui favorise la conscience de soi. C’est une pratique méditative allégée et laïcisée. La MBSR est spécifiquement utilisée pour la réduction du stress. Il s’agit de suivre un protocole en groupe de huit semaines : une séance hebdomadaire de 2h30, des exercices quotidiens à faire chez soi à l’aide d’un manuel et d’un CD, ainsi qu’une journée en silence. Cette technique allie différents outils comme la méditation assise, le body scan (ou balayage corporel), la pratique du yoga et du qi-gong, la méditation marchée…
La MBSR s’adresse spécifiquement aux gens touchés par le stress, atteints de troubles anxieux, ceux qui ont des douleurs chroniques, ou des troubles psychosomatiques (psoriasis, eczéma, troubles intestinaux ou du sommeil). Elle est contre-indiquée dans le cas de troubles psychopathologiques trop graves comme la psychose, le trouble de personnalité borderline, ou un épisode dépressif majeur en cours. En effet, c’est une technique d’exposition aux phénomènes intérieurs qui requiert une certaine stabilité, un socle intérieur. C’est pourquoi le groupe est si important car il est à la fois un soutien et un moyen de se rendre compte que les autres sont essentiellement touchés par les mêmes difficultés que nous. Chaque personne souhaitant participer à un groupe est d’abord reçue pour un entretien préliminaire d’évaluation.

Pourquoi vous êtes-vous tournée vers cette pratique ?
C’est une méthode qui m’a permis de réunir deux champs d’intérêt qui étaient vraiment importants pour moi, à savoir la pratique clinique et la méditation. J’ai entendu parler de la Mindfulness par une amie très chère, Manuela Santa-Marina, qui se formait auprès de Christophe André à l’hôpital Saint-Anne alors que j’étais étudiante en psychologie et que je pratiquais la méditation. Parler de méditation à l’université était difficile, car c’était assez vite connoté négativement : infondé scientifiquement, New Age, spirituel. C’est pourquoi la MBSR telle qu’elle a été pensée par Jon Kabat-Zinn a permis de revaloriser la pratique de la méditation aux yeux des cliniciens et des universitaires. En effet, les études scientifiques ont permis d’en objectiver les effets et de la laïciser pour l’introduire dans le champ médical.

En quoi consiste la formation ?
Le prérequis le plus fondamental pour pouvoir instruire cette méthode est d’être soi-même pratiquant de méditation. Ce point est vraiment très important parce que tout repose sur la dimension expérientielle de l’approche. Lire quelques livres sur la mindfulness peut donner des perspectives intérieures mais ce n’est pas suffisant pour goûter les fruits de ce que la méditation peut apporter dans la vie en terme de santé mentale. Le protocole des huit semaines MBSR mis en œuvre par Kabat-Zinn repose sur l’expérience, nous demandons aux patients de s’astreindre à des exercices quotidiens. Il faut donc pouvoir soutenir et contenir leurs questionnements, leurs expérimentations. Si nous-mêmes n’en avons pas fait l’expérience, nous ne sommes pas au courant de ce que nous leur demandons et ne pouvons pas leur être d’une grande aide. Cette exigence de pratique personnelle est un des éléments qui garantissent selon moi le sérieux de la méthode, elle responsabilise les praticiens par rapport à leur propre pratique.
La formation en elle-même est un cursus en cinq étapes qui a été mis en place par l’équipe du centre de Mindfulness de l’école de médecine de l’université du Massachussetts (Umass) où tout a commencé avec Jon Kabat-Zinn en 1979.

Ce programme a donc l’air adapté à des bouddhistes ?
L’idée est justement que ce soit laïc, accessible, hors de tout cadre de référence. Nul n’est obligé d’adhérer à une quelconque doctrine. Il s’agit de dispenser des outils et de proposer une manière de se relier à soi. C’est ce point qui compte. La démarche spirituelle n’est pas le propos.

Concrètement, comment la MBSR aide à lutter contre le stress ?
La compréhension que j’en ai est que cela permet de développer un nouvel espace en soi, intermédiaire entre les événements intérieurs et le comportement développé dans la vie. Cela permet de sortir du « pilote automatique », le fait d’être toujours sur un mode de fonctionnement habituel ou conditionné. Le point de départ est le fait de s’asseoir, de prendre un temps pour soi et ainsi offrir un espace qui permet aux phénomènes intérieurs de se déployer.

Cette dimension d’espace en psychologie a été bizarrement très peu travaillée. Elle est cependant fondamentale ?
Je crois justement que la Mindfulness touche cela en plein coeur. Toutes les formes de psychothérapies ouvrent un espace. Mais l’espace n’est pas thématiquement travaillé dans les autres approches. Ici, c’est à mon sens un des ingrédients thérapeutiques majeurs, en tant qu’ouvrir un espace permet une nouvelle marge de manœuvre dans notre rapport à nous-même, aux autres et au monde.
Cet espace, par la prise de contact et l’observation, permet de donner une place à la liberté. En effet, pouvoir prendre conscience de l’agitation de l’esprit par exemple, permet d’en être un peu moins esclave car nous sommes moins identifiés à cette agitation. Cela ne change pas pour autant la réalité : l’esprit est agité car il est ainsi fait, les émotions et les pensées sont toujours là, et nous serons encore soumis à la peine et à la mort. C’est la donne d’être humain ! Mais peut-être que par la méditation il s’agit justement d’apprendre à être vraiment humain c’est-à-dire apprendre à faire l’épreuve de notre liberté.

L’espace est une dimension cachée de la réalité, qui se trouve entre le psychique et le monde, et à part certains psychanalystes anglo-saxons comme Winnicott, il n’y a pas eu beaucoup de travaux consacrés à cette dimension ?
Tout à fait, d’ailleurs la référence à Winnicott est pour moi très importante car on peut penser la méditation comme un prolongement du concept de holding, la mère contenant son enfant. On identifie bien cette nécessité pour un être humain d’être contenu dès sa naissance, et peut-être que devenir adulte passe par le fait d’apprendre à se contenir soi-même. En développant cette qualité de contact à soi-même et aux choses telles qu’elles sont, nous devenons plus familier avec ce qui se passe. Se relier à la réalité directe des phénomènes intérieurs permet de les toucher à la racine. Si nous sommes anxieux par exemple et que nous pouvons simplement le reconnaître alors nous ne sommes plus immédiatement pris dans l’angoisse de l’angoisse. Nous appréhendons l’angoisse directement ce qui permet déjà de réduire le niveau de souffrance, de stress, de réactions conditionnées.
La mindfulness est une technique thérapeutique très confrontante. De ce point de vue, la MBSR est une proposition radicale par rapport à d’autres approches thérapeutiques. Nous ne cherchons pas à changer les choses ou atteindre un résultat. Il y a là un paradoxe profond : faire l’épreuve de la réalité telle qu’elle est nous ouvre une perspective de transformation. Tenir la posture, tenir ce rapport direct aux choses, à soi et au monde est le défi que nous devons relever dans la méditation.


Propos recueillis par Nicolas d’Inca

dimanche 1 mai 2011

Regarder la mort en face


En parler comme à un enfant
La psychanalyste Françoise Dolto aimait à dire aux enfants que chacun meurt quand il a fini de vivre. Explication aussi simple qu’irréfutable ! De même que chacun naît et vit parce qu’il l’a choisi. Les enfants, par leur bon sens naturel, posent souvent les questions importantes à des adultes qui ont déjà renoncé à chercher pour eux-mêmes des réponses. « Pourquoi les gens meurent, ça veut dire quoi la mort, qu’est-ce qu’on fait quand on est ‘à la mort’ ? » sont des interrogations fréquentes chez les enfants aux environs de cinq ou six ans. Il leur arrive même de demander directement : « Toi aussi tu vas mourir ? quand est-ce que tu vas mourir ? » Les parents sont embarrassés, parfois choqués, par l’aspect si direct que prennent ces questionnements pourtant naturels chez toute personne en bonne santé psychique. Ils ne savent que répondre et usent de périphrases pour ne pas dire les choses simplement. « Mamie est à l’hôpital. Ton grand-père est parti. La voisine a perdu son mari. » Françoise Dolto s’amuse à se rappeler quand, enfant, elle entendait une dame dire à sa mère qu’elle avait perdu son mari. « Elle est bête, se disait-elle, pourquoi ne va-t-elle pas le chercher si elle l’a perdu ? Il n’est pas chez nous et ce n’est pas en restant assise là qu’elle va le retrouver ! » Humour d’enfant mais vérité tout de même. Il serait bon de dire les choses et de parler enfin de la mort comme elle se présente. Au moins sur le fait brut de la séparation définitive d’avec les êtres chers, nous pourrions dire la vérité. Quand les questions portent sur l’après-mort, les choses se corsent peut-être, mais chacun peut sentir en lui-même ce dont son enfant à besoin pour continuer de donner du sens au fait d’être vivant. Ici nous sommes déplacés du registre de la réalité effective (nous mourrons tous) à celui de la croyance individuelle (que devient l’esprit, l’âme ou l’être même de la personne qui meurt ?). Il peut alors être bon de saisir cette occasion non pour se rassurer soi-même par un mensonge confortable, mais pour partager ensemble ce mystère qui nous revient en tant qu’humains mortels destinés à mourir. Ou comme le dit Dolto : « C’est cela vivre, avec cette limite qui donne sens à la vie, et sans laquelle la vie n’aurait pas de sens. »
Etre vers la mort
La vie humaine, comme toute vie, est tournée vers la mort. Mais la mort est la face de la vie « qui n’est pas tournée vers nous » comme écrit le poète Rainer Maria Rilke. L’animal périt, mais meurt-il ? Ce n’est pas sûr du tout. L’homme possède certaines caractéristiques proprement humaines qui le distinguent nettement du monde animal et ne permettent radicalement pas de le classer dans la même catégorie ‘biologique’. Car l’homme est avant tout un existant, certes vivant, mais doué de parole. Et sa mort, comme sa vie, sont incluses dans un système symbolique qui fait sens, avant même sa naissance et après sa mort achevée. La communauté humaine date probablement du moment où nos ancêtres commencèrent à enterrer leurs morts et à instituer des rites pour marquer le passage de la vie à l’autre monde, quel qu’il soit, où ceux qui ont vécu disparaissent dans l’invisible. Ce fait d’être mortel, et de le savoir, est d’une importance capitale. La vie humaine y trouve son sens, non seulement comme signification, mais comme direction. Chacun se dirige vers sa mort. Par là, sa vie est contenue dans ses propres limites. Un visage terrible du monde moderne, scientifique et technique, est la négation de la mort. Rilke écrit « O Seigneur, donne à chacun sa propre mort/La mort issue de cette vie/Où il trouva l’amour, un sens et la détresse. » Il ne s’agit pas tant d’être croyant que d’entendre cette prière, cette supplique pour que la vie retrouve, en plus de la détresse, sens et amour. Sans reconnaissance de la mort, de sa propre mort, comment trouverait-on le courage de vivre pour de bon ? La déshumanisation des services médicaux occidentaux, l’immonde des morts assistées par machinerie et pharmacopée, l’abandon complet de tout lien humain pour des centaines de milliers de personnes qui meurent seules dans des maisons de retraite où elles attendent de « vider les lieux » sans plus être intégrées à la communauté pour laquelle elles ont donné leur existence, tout cela est une grande souffrance. C’est une rupture de notre époque sans précédent, rupture que n’ont jamais connue les sociétés traditionnelles. Dans son très important « Risquer la liberté », Fabrice Midal nous dit à propos de cette découverte opérée par le poète : « Rilke perçoit bien que le triomphe de la rationalité nous fait perdre le contact avec les choses simples, avec le sacré et la vie ». Il faut, à l’âge de la dévastation et de la perte des repères, regagner une mort, comme autrefois, proprement humaine – c’est-à-dire réellement sacrée. Rilke écrit ainsi dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Jadis, l’on savait – ou peut-être s’en doutait-on seulement – que l’on contenait sa mort comme le fruit son noyau. (…) On l’avait bien, sa mort, et cette conscience vous donnait une dignité singulière, une silencieuse fierté. »
Apprendre à mourir
Sigmund Freud écrit un texte en 1915 intitulé « Considérations sur la guerre et la mort » dont le 2e chapitre porte sur ‘Notre relation à la mort’. Il écrit que cette relation est perturbée et même « manque de franchise. » Il explique de manière très éclairante que l’inconscient ne croit pas à sa propre fin, que « rien de pulsionnel en nous ne favorise la croyance en la mort » et en donne pour preuve que les gens ne parlent en général que des aspects extérieurs du décès. On insiste sur les causes accidentelles, comme si la mort de telle personne aurait pu ne pas arriver. Selon la doctrine freudienne, le refoulement de ce qui est, ou en termes bouddhistes l’ignorance, est le plus grand facteur de souffrance intérieure. C’est pourquoi il insiste sur le fait de clarifier notre relation à la mort et modifie la devise « Si vis pacem, para bellum » en « Si vis vitam, para mortem » : Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort. Le bouddhisme, en particulier le bouddhisme tibétain issu d’une longue tradition de travail avec l’esprit sous toutes ses formes, a intégré dans les pratiques de méditation non seulement l’idée de la mort mais sa réalité existentielle et vécue. La pratique de la méditation donne très clairement accès à sa propre mort, comme processus de dissolution des éléments de la vie. Par son approche dénuée de peur, elle fait mentir l’adage de La Rochefoucauld « La mort, pas plus que le soleil, ne se peut regarder en face. » Le célèbre Bardo Thodol est un manuel pour guider l’esprit du pratiquant pendant les étapes de la mort, où les points de repère sont suspendus les uns après les autres, afin que l’esprit puisse demeurer libre de toute saisie et réalise qu’il est appelé à la métamorphose continuelle. Ce thème a donné l’occasion d’une conférence de Fabrice Midal lors du premier Salon de la Mort, qui a eu lieu au Carrousel du Louvre à Paris du 8 au 10 avril. (Les vidéos de son intervention, de Marie de Hennezel et d’autres sont disponibles sur le site www.philosophies.tv)
Où l’on voit qu’un apprentissage du ‘bien mourir’ à chaque instant est possible, qui débouche sur un ‘bien vivre’ ici et maintenant. Il convient pour finir, comme pour commencer, de laisser la parole à la grande Françoise Dolto : « Je ne vous parle pas au nom de tout le monde, je vous parle en mon nom. C’est quelque chose que je ressens très fortement, que nous avons à mériter notre mort, en vivant pleinement notre vie. »

Nicolas d’Inca
A lire :
Françoise Dolto,
Parler de la mort, Mercure de France, 1998
Sigmund Freud, « Notre relation à la mort » dans
Essais de Psychanalyse, Payot, 2001
Fabrice Midal,
Risquer la liberté, Seuil, 2009
Rainer Maria Rilke,
L’amour inexaucé, Points Seuil, 2009« Cesser de rêver les yeux ouverts » est un séminaire de méditation qui aura lieu en Auvergne du 14 au 21 août 2011. Cette semaine en résidence permettra d’entrer plus avant dans la reconnaissance de la mort, de l’amour et du dépassement de la détresse liée au fait d’exister. Pour tout renseignement ou s’inscrire à la newsletter de l’Ecole Occidentale de Méditation rendez-vous sur le site www.ecole-occidentale-meditation.com

Article paru dans
Bouddhisme Actualités N°135 mai 2011

mercredi 6 avril 2011

Vaincre la dépression ordinaire par la méditation

Nous avons déjà consacré certaines pages de la rubrique « Psychologie et Méditation » à présenter et décrypter l’approche de l’attention appliquée aux troubles majeurs de notre époque moderne : la dépression et le stress. Des techniques issues de la méditation bouddhique servent à aborder ces troubles psychopathologiques courants, en y apportant l’éclairage de la prise de conscience. « Surmonter la dépression ordinaire et le découragement », un enseignement donné par Fabrice Midal en mars dernier, a inspiré cet article. Voici une autre perspective sur la dépression entendue cette fois dans son acception courante et non clinique. Nourri par ce regard porté sur le phénomène si répandu, caractéristique de notre époque que Baudelaire nommait dès le XIXe siècle le « spleen », le mal de vivre, il s’agit d’en montrer les résonances avec les enseignements traditionnels sur la souffrance d’une part et sur la dignité de l’autre.

Quitter le monde du soleil couchant
Ce thème de « Surmonter la dépression ordinaire » est dans le droit fil de l’analyse de la pensée de Chögyam Trungpa qui, avec son génie unique, s’est confronté au destin de l’Occident. Comment la méditation peut-elle véritablement répondre au monde dans lequel nous vivons ? Trungpa s’est rendu compte qu’une des difficultés principales des Occidentaux était la dépression, cette tonalité de dépression qui colore notre monde. Il ne s’agit pas tant d’une maladie que d’une atmosphère de découragement, de manque d’allant et de confiance, présente autant dans l’air ambiant qu’en soi. Dans son livre La sagesse de Shambhala, il décrit à merveille ce phénomène commun : « En fait, la dépression du petit matin n’est pas très logique. C’est la calamité du soleil couchant. Sans trop savoir pourquoi, on ne se sent pas très bien. Un sentiment de mort règne. (…) Tout le monde connaît cette dépression fondamentale. » Le soleil couchant, qui invite à aller se coucher et à s’endormir, est une image très forte pour décrire ce qui nous arrive lorsque la dépression du petit matin gagne du terrain : vivre devient un fardeau. Se lever et se réveiller est vraiment trop lourd. Nous ne sentons plus aucune joie. Il y a comme un écran entre nous et le monde, qui fait le lit de cette dépression. Le découragement vient de cette absence de rapport plein, le jour devient plombant, grisâtre, sans contour nettement défini. Pour lutter contre cette grisaille, la société du soleil couchant nous propose des excitants, des formes de divertissements qui donnent le sentiment d’exister plus intensément. Cette approche propage ce sens de découragement car la racine du problème n’est en rien entamée. Ch. Trungpa pense la catastrophe ainsi : « Le véritable problème, c’est l’impossibilité de travailler sur sa dépression. (…) Abandonnons la dépression. Abandonnons littéralement la dépression. »

La posture, dignité du pratiquant
Abandonner la dépression, relever la tête, se réjouir d’être en vie, retrouver le centre et sourire au milieu même des difficultés profondes qui nous assaillent souvent de tous côtés, est un vrai défi lancé par le Bouddha. Chaque méditant tâche d’y répondre à même sa propre vie. Dans un Peanuts, bande dessinée du célèbre dessinateur de Snoopy, on peut voir une scène comique mais ô combien révélatrice de l’approche habituelle de la dépression. En quatre cases, tout est dit, surtout pour les pratiquants. Dans la première, on voit un petit garçon l’air abattu, penché en avant, les épaules tombantes et les bras ballants, dire à une petite fille : « ça, c’est ma posture déprimée ». Dans les cases suivantes, il se redresse et lui explique sa théorie née de l’expérience : « Quand on est déprimé, la façon de se tenir fait toute la différence. La pire chose à faire, c’est de se tenir bien droit, les épaules dégagées, parce qu’on commence tout de suite à se sentir mieux… » Puis il reprend finalement sa posture déprimée : « Pour vraiment profiter de sa dépression, il faut se tenir comme ça… »
Tout être humain le sait bien, en tant qu’il a un rapport vivant à son corps, qui dit quelque chose de très profond sur son état d’esprit, « la façon de se tenir fait toute la différence ». Le côté irrésistiblement drôle des images ici décrites, est que chacun peut reconnaître sa mauvaise foi. Au fond, peut-être ne voulons nous pas vraiment quitter notre dépression ? La dépression est une épreuve que le courage peut aider à surmonter ou comme le dit encore Trunpa : « Je sais que, parfois, passer au-delà de la dépression peut être une expérience tellement terrifiante, éblouissante, mais il faut le faire quand même. La lâcheté peut en même temps donner du courage. »

Le geste de la méditation, la posture digne adoptée dans toutes les pratiques bouddhistes de méditation, coupe cette tendance à la racine. Que l’on se sente déprimé n’y change rien, la posture nous tient pourvu que nous la tenions. L’expérience de la méditation permet progressivement de se défaire de son emprise sur soi-même et par là même de lâcher la crispation sur le moi et ses problèmes, alors « on commence tout de suite à se sentir mieux. » Et ce n’est pas du bonheur en boîte provoqué par une illusion de plus, par un divertissement agréable, non ! C’est même parfois au sein de la plus grande douleur que la posture nous montre la dignité qui est la nôtre. La perspective bouddhiste invite à entrer en amitié avec soi, à développer plus de bienveillance et de tendresse envers soi, à reconnaître sa détresse et à ne plus l’ignorer, mais à prendre soin de soi. Trungpa dit encore : « La manière de prendre du bon temps consiste d’abord à être doux envers soi-même. Bien des problèmes sont dus à la haine de soi. (…) Laissons-nous être des personnes réelles, authentiques, qui n’ont pas besoin de médecins, de médicaments et tout le tralala. Soyons simplement des êtres humains ordinaires. » C’est ce côté ordinaire et authentique qui se révèle quand on se tient bien droit, qu’on relève la tête et qu’à force de pratique nous regardons la réalité en face avec plus d’aisance. Le chemin permet de développer un sens d’amitié envers soi, en entrant en relation avec ce que nous sommes. Les petits remontants deviennent moins superflus et l’on sait de mieux en mieux comment se tenir dans le monde.

Cesser de rêver les yeux ouverts
La difficulté de travailler avec la dépression se montre sous divers visages. L’un d’entre eux consiste à vivre coupé de notre expérience réelle. L’impossibilité d’entrer en rapport à ce que nous vivons va à l’encontre de la conviction profonde des bouddhistes, selon lesquels il est possible de regarder l’expérience, même dans les difficultés les plus grandes. La douleur a tant à nous dire. Trouver un chemin à travers ses difficultés semble parfois insurmontable. Voilà la voie de la méditation, quoi qu’il en soit. L’invitation du Bouddha est de cesser de prendre douleur et chagrin comme une diminution de l’être, un accident de la vie qui devrait être levé, une absurdité. La douleur est inséparable de l’espace même de l’existence.
Le séminaire d’été de L’Ecole Occidentale de Médiation portera sur ce thème : « Cesser de rêver les yeux ouverts ». Le divertissement est précisément ce rêve les yeux ouverts, qui n’amène bien souvent qu’à davantage de dépression. La méditation est une invitation à ouvrir les yeux afin de voir les choses telles qu’elles sont, en développant dignité et courage. La proposition révolutionnaire de la méditation porte sur ce point, de réaffirmer sans cesse que la pratique ne vise pas à escamoter les difficultés. Elle ne cherche pas à vous faire aller bien, au sens ordinaire. La perspective bouddhiste invite à abandonner quelque chose de cette prise pour qu’un chemin vivant puisse éclore. « Le sens d’une existence réelle est de sortir de la dépression et du découragement, d’arrêter de rêver les yeux ouverts et de se relier à l’ampleur de la réalité telle qu’elle est. C’est seulement à partir de là que peut naître un vrai chemin, qu’une unité réelle de l’existence peut apparaître. »

Nicolas D’Inca


Article publié dans Bouddhisme Actualités, avril 2011