La visite des monstres est un livre unique parce qu’il arrive à montrer, sans un mot, mais avec des dessins qui allient la délicatesse et l’inquiétante étrangeté, le visage profondément humain, c'est à dire empreint de tendresse et de vérité, de la peur et de l’angoisse. Son auteur, le peintre Bruno Tyszler, va loin, très loin même, dans la découverte du point de vulnérabilité qu’abritent nos cœurs. Or ce travail bouleversant, l’artiste le doit en partie à la pratique de la méditation et aux enseignements bouddhiques transmis par Chögyam Trungpa qu’il a rencontré lors d’un de ses derniers voyages en Europe. Ce maître pionnier, introducteur du Dharma en Occident, avait lui-même consacré une partie importante de son œuvre à la question de l’art qu’il avait reconnu très tôt comme étant l’un des lieux de la plus haute spiritualité occidentale. L’ouvrage de Bruno Tyszler est exemplaire de ce travail conjoint du bouddhisme et de l’art qui, dans une intelligence et une bonté communes, délivre les secrets de l’esprit et du cœur. Bouddhisme Actualités l’a rencontré dans son atelier parisien.
Nicolas D’Inca. Comment le fait de dessiner des monstres, d’entrer en rapport à l’obscur, présente-t-il pour vous un lien avec la pratique de la méditation ?
Bruno Tyszler. Dans les contes pour enfants, il y a de nombreuses histoires de prince ou de princesse qui rencontrent un monstre et qui après en avoir eu peur, réussissent à l’apprivoiser, voir à le révéler comme princesse et prince. Le fait de regarder, d’accepter ou même d’avoir de l’amour pour ce monstre, le transfigure. La signification en est assez simple : nous pensons que quelque chose est mauvais. Dans la méditation comme dans la vie, nous évitons de regarder un certain nombre de zones d’ombre pour construire une image idéale de soi… Mais si l’on y regarde de près, si ces ombres sont mises au placard, ce n’est pas parce qu’elles seraient indignes mais parce qu’elles révèlent les points sensibles de notre être. Elles nous mettent à nu et c’est cela qui nous effraie. C’est comme dans le film La belle et la bête de Jean Cocteau : la jeune fille a beau être effrayée par le monstre, elle finit par l’aimer car elle le voit tel qu’il est. Par peur du monstrueux, on évite de regarder, passant ainsi à côté de la part riche et belle de l’être.
Avez-vous eu cette expérience dans la méditation ?
Généralement nous masquons nos faiblesses, parce que nous croyons qu’elles ne sont pas belles, illusionnés que nous sommes par une image idéale de nous-même. Nous refusons de nous relier aux kleshas, de reconnaître la jalousie ou la colère qui sont en nous. On ne veut tout simplement pas les reconnaître, alors que ce sont des expériences assez simples. La méditation nous apprend à les regarder, sans y porter aucun jugement de valeur moral. Derrière les kleshas, qui sont des formes de crispation, se trouve en vérité la vulnérabilité du coeur. Dès lors si l’on ne reconnaît pas les aspects les plus difficiles, les plus irritants, les plus douloureux de notre être, nous ne pouvons pas non plus en toucher l’aspect tendre. Il nous faut apprendre à accueillir véritablement tout ce qui survient, tapis dans l’ombre ou pas !
En regardant vos monstres, on peut ressentir ce mouvement de recul qui refuse d’entrer en relation à ce qui semble effrayant ; puis, osant les regarder on s’aperçoit qu’ils disent quelque chose de personnel, de familier, de tendre même et qui va bien au-delà de la peur.
Oui, l’idée principale est qu’on peut accueillir ces ombres, qu’il n’y a pas à s’arrêter à la peur, qu’il y a quelque chose de très bon à découvrir une fois qu’elle est dépassée. C’est pourquoi j’opère la distinction entre le monstre et le monstrueux. Est monstrueuse une personne qui ne peut plus entrer en rapport à sa propre vulnérabilité. Les hommes qu’on appelle des « monstres » comme Hitler sont des personnes qui se tiennent toujours dans ce lieu de l’horreur inhumaine qui refuse d’être touchée. Leur projection sur le monde est si solide que leur haine devient radicale, absolue. Il n’y a plus d’ouverture, plus de fragilité, plus d’interrogation possible. Alors que les monstres au contraire nous rappellent paradoxalement à notre humanité. Ces monstres effrayants, repoussants, parfois ridicules nous rappellent à une part de nous-même ainsi qu’à une part de l’humanité délaissée que généralement nous ne voulons pas voir. Nous ne sommes pas des supermans, nous ne sommes pas parfaits, ni moralement ni physiquement. Et c’est très beau ainsi. Une fleur en plastique, quoiqu’ « esthétique », est sans vie, sans sève. La fleur vivante, est certes mortelle, mais sa fragilité extrême lui donne son incomparable beauté. Sa beauté vient de sa fragilité même.
Cette manière de se relier au monstre traverse-t-il tout le cheminement du pratiquant ?
Même les grands pratiquants, à un haut niveau de réalisation, rencontre des monstres ! Voilà qui mérite d’être gardé en mémoire. Milarépa, déjà devenu un grand yogi, franchit une étape majeure lors d’une rencontre avec des monstres. Il est parvenu à un point de dénuement extrême dans sa vie, tous ses vêtements ont été emportés par le vent, il fait froid dans les montagnes et il rentre chez lui après avoir cueilli des orties pour son repas. Il revient dans sa caverne et des sortes de gnomes avec des yeux globuleux sont là. Ils font beaucoup de bruit, des grimaces, hurlent et le dérangent, il se dit qu’il ne va plus pouvoir pratiquer. Il essaie de les faire disparaître par magie, comme il avait appris. Puis il fait des pratiques tantriques pour les chasser, avec mantras et mudras, il prend une posture courroucée pour les effrayer, mais cela fait rire les monstres. Cela ne marche pas du tout, ils sont toujours là. En dernière analyse, il change du tout au tout. Il réalise que son attitude n’est pas juste et il les invite à rester. « Si vous êtes là, c’est très bien, mangeons la soupe d’orties ensemble. » Il les accueille, il les reconnaît. A ce moment précis, ils disparaissent. C’est toujours la même chose, même à un niveau très avancé, les monstres viennent nous visiter et notre attitude face à eux est cruciale. A la fin, lors de l’éveil du Bouddha, les monstres armés de Mara sont venus le défier. Pour nous autres pratiquants ordinaires, les monstres sont nos pensées ou les émotions qui nous taraudent sans cesse pendant les heures de méditation. Cette expérience de cesser de lutter contre cela mais de regarder et de reconnaître ce qui est comme il est a été salutaire dans mon chemin. On peut donc tout à fait parler de mon travail sur les monstres en ces termes méditatifs. Cela ne veut bien sûr pas dire que je sache moi-même affronter l’ombre si facilement que cela ! Mais je sais que c’est important. Il n’y a rien à cacher et surtout à se cacher. Telle est la leçon de la méditation.
A lire :
Bruno Tyszler, La visite des monstres, Editions du Grand Est, 2011
Article paru dans le journal Bouddhisme Actualités, N° novembre 2011
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