Le 9 septembre 2011 a vu les trente ans de la disparition du psychanalyste Jacques Lacan. Les passions autour de l’homme comme de la pensée lacanienne ne sont pas apaisées dans le milieu psychanalytique français. Cependant nous assistons à un changement d’époque, et l’éloignement progressif de la figure controversée de Lacan permet de retrouver quelque sobriété. Nous laissant le loisir d’éclairer d’autres aspects moins connus de son personnage hors norme. La rentrée éditoriale a donné lieu à deux parutions de Lacan au Seuil. Le premier livre fait date, comme chaque fois, puisqu’il s’agit d’un nouveau volume du grand œuvre parlé, Le Séminaire. Livre XIX …Ou pire paru dans la collection du «Champ Freudien» qu’il a fondé. L’autre est édité dans une petite collection qui lui est dédiée « Paradoxes de Lacan », et s’intitule avec une ironie mordante Je parle aux murs. Peindre un portrait de Lacan en maître zen est le moindre des hommages que pouvait lui rendre Psychologie & Méditation. Ne s’est-il pas lui-même identifié avec joie à cette figure du ‘sage’ turbulent qui bouleverse l’ordre établi et ramène l’esprit égaré à la recherche directe de la vérité ?L’aventure d’une vie
Lacan a vécu la psychanalyse comme l’aventure de sa vie, à laquelle il a déjà convié plusieurs générations d’analystes. En marge de sa passion première, qui est de dévoiler la vérité du désir, Lacan a été féru d’érudition, adepte de tous les savoirs, quel qu’en soit le domaine. Son audace intellectuelle le mène jusqu’au zen pour lequel il a la plus vive attirance, intérêt dont il fait part publiquement dès 1953. On ne le soulignera jamais assez, l’ouverture du premier séminaire de Jacques Lacan commence par une référence au maître zen, auquel il se compare lui-même : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. » L’enseignement de la psychanalyse se veut, contrairement à ce qu’elle est souvent devenue, refus de tout système. Aucun prêt-à-penser dogmatique ne justifiera la réticence de l’analyste à réinventer sans cesse sa pratique clinique. Lacan ajoute, radical : « La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. » Le parallèle est ainsi clairement établi, psychanalyse et zen ont un profond rapport en ce que ces traditions sont ouvertes au changement, fidèles au mouvement interne de la pensée, imprévisible, vivant. Le psychanalyste peut et doit donc s’octroyer une telle liberté d’action, si son désir est mu par la vérité et non par les illusions de son moi, ses mécanismes de défenses et ses résistances inconscientes. Pas d’apprentis sorciers ici, car encore faut-il savoir ce que l’on fait.
« Pour en venir au savoir, j’ai fait remarquer dans un temps déjà lointain que l’ignorance peut être considérée dans le bouddhisme comme une passion. C’est un fait qui se justifie avec un peu de méditation. Mais, comme ce n’est pas notre fort, la méditation, il n’y a pour le faire connaître qu’une expérience. » (Je parle aux murs). Qu’il est réjouissant de lire une telle phrase, prononcée le 4 novembre 1971 à la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne ! Car aujourd’hui la méditation est devenue une possibilité réelle pour les Occidentaux, qui n’ont plus à rêver les yeux ouverts sur les mystères de l’Orient, mais peuvent y ancrer leur expérience la plus quotidienne. L’analyste d’aujourd’hui, ou de demain, aura contre l’ignorance plus d’armes que ses prédécesseurs : expérience de la parole et méditation assise. Dévoilement médiat et immédiat de la vérité des passions.
Une histoire frappante
Un ancien analysant de Lacan m’a confié une anecdote inouïe, qu’il préfère pour cette raison taire au grand public. Mais, sous le couvert de l’anonymat, elle ne nous semble pas devoir rester inconnue. Prenons-là comme un apologue, une historiette qui pourra ou non faire sens ; mieux, comme un conte ch’an qui eut lieu en Chine au IXe siècle.
Le maître Lha-Cahn était en ce temps-là à l’apogée de sa gloire, son rayonnement dépassait de loin la province de son monastère, sis sur la rive gauche du grand fleuve. Les pèlerins étaient nombreux à venir le consulter pour retrouver leur véritable visage, celui d’avant leur naissance. Le rapport du maître à la vacuité allait croissant à travers ses années de pratique et il n’hésitait plus à formuler son propos en de provocantes négations : « La femme n’existe pas », « il n’y a pas de rapport sexuel »… Xian-Lu, un jeune lettré brillant et désireux de comprendre la Grande Affaire de la vie et de la mort, se rendait chez Lha-Cahn pour des entretiens presque quotidiens, depuis des années. Il suivait même son Séminaire public destiné aux pratiquants mais aussi aux laïcs. Elève resté sage trop longtemps, hésitation sur le pas de la porte, agacement ou amusement du maître devant cette libération enfin accomplie ? Toujours est-il que lors de la dernière séance, pour la rencontre qui vient clore l’apprentissage de notre ami, le vieux Lha-Cahn lui flanque un grand coup de pied. Vlan ! en plein dans le tibia. Notre homme, confus, sort et éclate de rire. Il a compris : il est guéri de ses illusions. Aucune autorisation à demander à quiconque, le droit de vivre sa propre vie lui est acquis, Lha-Cahn lui a rendu ce qui lui appartenait en propre. Plus de trente ans après ce coup de pied mémorable, Xian-Lu rit encore en racontant l’anecdote.
Comment ne pas penser ici à cette célèbre histoire du ch’an chinois, que l’on trouve dans les excellents Entretiens de Lin-Tsi (Fayard, 1972) ? Le maître était alors disciple de Houang-Po. Ayant reçu la bastonnade pour lui avoir demandé quelle était la grande idée du bouddhisme, Lin-Tsi atteint l’éveil et éclate de rire. « Après tout, dit-il, le bouddhisme de Houang-Po, ce n’était pas grand-chose ! ». Devant la réalité enfin dévoilée, les « idées » ne valent en effet plus grand-chose, une fois les abstractions balayées par un geste libre. Ce procédé de la gifle ou du coup de bâton, devenu une figure de rhétorique classique dans le zen, se retrouve au XXe siècle chez un psychanalyste français. Quelle que soit l’époque, un choc venu du réel qui réveille de l’esprit embrumé est un sursaut salutaire.Toujours une oreille neuve
Pour commémorer son maître, Jacques-Alain Miller a écrit un petit libelle chez Navarin intitulé sobrement «Vie de Lacan». Il y conte une anecdote qui ne dépareillerait pas non plus dans une histoire du Zen. Lacan, lorsqu’il était ignoré d’un garçon de café parisien, ne se contentait pas d’attendre ; carrément, il hurlait. « Il lançait d’un seul souffle un « OOOOhhh ! », un seul, mais si sonore, si puissant, si prolongé, que tous dans la salle sursautaient et se retournaient sur lui, l’œil effrayé ou l’œil furibond. (…) Je ne le donnerai pas pour un parangon de politesse à la française, mais vous essayerez de pousser un cri à la Lacan, et vous verrez combien c’est difficile. » Les grands maîtres du ch’an et du zen poussaient leur fameux cri à réveiller les morts « Ho ! », célèbre depuis Matsu. Au-delà de l’esprit discursif, la réalité est ainsi pointée sur-le-champ et l’esprit ramené à l’instant présent. Ce cri par-delà la parole en est parfois l’expression la plus pure. C’est l’épée de Manjushri, déité de la sagesse, qui tranche le bavardage intellectuel et sentimental et rend à la vie sa clarté première. Dans une salle de café chic, l’effet devait être encore plus détonnant que dans un monastère de montagne…
Dans son texte « Lacan l’étonnant », Alain Didier-Weill rappelle la grande intensité qui caractérisait le maître : « tout avec Lacan était intense, l’instant de la rencontre, de l’au revoir, de la séance. Jamais de ‘ronron’, jamais la dimension de l’habitude. » Bien sûr, n’est pas maître qui se prend pour tel, mais qui agit conformément à sa véritable nature et tente par là de réveiller, de révéler, ceux qu’il croise sur sa route. L’intensité de certains êtres, qui n’ont pas cédé sur leur désir et restent entiers, est vivifiante. Les témoignages directs de proches de Lacan sont l’occasion de l’apercevoir sous un jour surprenant, loin du cliché de l’analyste silencieux dans son fauteuil, prisonnier de sa neutralité plus ou moins bienveillante. Au contraire, cette force, ce coup, ce cri est comme un rappel du sérieux de l’existence – qui nécessite une grande liberté de ton, hors des sentiers battus. Chaque rencontre est une nouvelle chance à ne pas manquer, loin du conformisme social qui étouffe l’intensité de la présence. Grâce à cette présence d’esprit, l’écoute se renouvelle, l’oreille est toujours neuve. En ce sens, Jacques Lacan était un remarquable maître du zen.
Lacan a vécu la psychanalyse comme l’aventure de sa vie, à laquelle il a déjà convié plusieurs générations d’analystes. En marge de sa passion première, qui est de dévoiler la vérité du désir, Lacan a été féru d’érudition, adepte de tous les savoirs, quel qu’en soit le domaine. Son audace intellectuelle le mène jusqu’au zen pour lequel il a la plus vive attirance, intérêt dont il fait part publiquement dès 1953. On ne le soulignera jamais assez, l’ouverture du premier séminaire de Jacques Lacan commence par une référence au maître zen, auquel il se compare lui-même : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. » L’enseignement de la psychanalyse se veut, contrairement à ce qu’elle est souvent devenue, refus de tout système. Aucun prêt-à-penser dogmatique ne justifiera la réticence de l’analyste à réinventer sans cesse sa pratique clinique. Lacan ajoute, radical : « La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. » Le parallèle est ainsi clairement établi, psychanalyse et zen ont un profond rapport en ce que ces traditions sont ouvertes au changement, fidèles au mouvement interne de la pensée, imprévisible, vivant. Le psychanalyste peut et doit donc s’octroyer une telle liberté d’action, si son désir est mu par la vérité et non par les illusions de son moi, ses mécanismes de défenses et ses résistances inconscientes. Pas d’apprentis sorciers ici, car encore faut-il savoir ce que l’on fait.
« Pour en venir au savoir, j’ai fait remarquer dans un temps déjà lointain que l’ignorance peut être considérée dans le bouddhisme comme une passion. C’est un fait qui se justifie avec un peu de méditation. Mais, comme ce n’est pas notre fort, la méditation, il n’y a pour le faire connaître qu’une expérience. » (Je parle aux murs). Qu’il est réjouissant de lire une telle phrase, prononcée le 4 novembre 1971 à la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne ! Car aujourd’hui la méditation est devenue une possibilité réelle pour les Occidentaux, qui n’ont plus à rêver les yeux ouverts sur les mystères de l’Orient, mais peuvent y ancrer leur expérience la plus quotidienne. L’analyste d’aujourd’hui, ou de demain, aura contre l’ignorance plus d’armes que ses prédécesseurs : expérience de la parole et méditation assise. Dévoilement médiat et immédiat de la vérité des passions.
Une histoire frappante
Un ancien analysant de Lacan m’a confié une anecdote inouïe, qu’il préfère pour cette raison taire au grand public. Mais, sous le couvert de l’anonymat, elle ne nous semble pas devoir rester inconnue. Prenons-là comme un apologue, une historiette qui pourra ou non faire sens ; mieux, comme un conte ch’an qui eut lieu en Chine au IXe siècle.
Le maître Lha-Cahn était en ce temps-là à l’apogée de sa gloire, son rayonnement dépassait de loin la province de son monastère, sis sur la rive gauche du grand fleuve. Les pèlerins étaient nombreux à venir le consulter pour retrouver leur véritable visage, celui d’avant leur naissance. Le rapport du maître à la vacuité allait croissant à travers ses années de pratique et il n’hésitait plus à formuler son propos en de provocantes négations : « La femme n’existe pas », « il n’y a pas de rapport sexuel »… Xian-Lu, un jeune lettré brillant et désireux de comprendre la Grande Affaire de la vie et de la mort, se rendait chez Lha-Cahn pour des entretiens presque quotidiens, depuis des années. Il suivait même son Séminaire public destiné aux pratiquants mais aussi aux laïcs. Elève resté sage trop longtemps, hésitation sur le pas de la porte, agacement ou amusement du maître devant cette libération enfin accomplie ? Toujours est-il que lors de la dernière séance, pour la rencontre qui vient clore l’apprentissage de notre ami, le vieux Lha-Cahn lui flanque un grand coup de pied. Vlan ! en plein dans le tibia. Notre homme, confus, sort et éclate de rire. Il a compris : il est guéri de ses illusions. Aucune autorisation à demander à quiconque, le droit de vivre sa propre vie lui est acquis, Lha-Cahn lui a rendu ce qui lui appartenait en propre. Plus de trente ans après ce coup de pied mémorable, Xian-Lu rit encore en racontant l’anecdote.
Comment ne pas penser ici à cette célèbre histoire du ch’an chinois, que l’on trouve dans les excellents Entretiens de Lin-Tsi (Fayard, 1972) ? Le maître était alors disciple de Houang-Po. Ayant reçu la bastonnade pour lui avoir demandé quelle était la grande idée du bouddhisme, Lin-Tsi atteint l’éveil et éclate de rire. « Après tout, dit-il, le bouddhisme de Houang-Po, ce n’était pas grand-chose ! ». Devant la réalité enfin dévoilée, les « idées » ne valent en effet plus grand-chose, une fois les abstractions balayées par un geste libre. Ce procédé de la gifle ou du coup de bâton, devenu une figure de rhétorique classique dans le zen, se retrouve au XXe siècle chez un psychanalyste français. Quelle que soit l’époque, un choc venu du réel qui réveille de l’esprit embrumé est un sursaut salutaire.Toujours une oreille neuve
Pour commémorer son maître, Jacques-Alain Miller a écrit un petit libelle chez Navarin intitulé sobrement «Vie de Lacan». Il y conte une anecdote qui ne dépareillerait pas non plus dans une histoire du Zen. Lacan, lorsqu’il était ignoré d’un garçon de café parisien, ne se contentait pas d’attendre ; carrément, il hurlait. « Il lançait d’un seul souffle un « OOOOhhh ! », un seul, mais si sonore, si puissant, si prolongé, que tous dans la salle sursautaient et se retournaient sur lui, l’œil effrayé ou l’œil furibond. (…) Je ne le donnerai pas pour un parangon de politesse à la française, mais vous essayerez de pousser un cri à la Lacan, et vous verrez combien c’est difficile. » Les grands maîtres du ch’an et du zen poussaient leur fameux cri à réveiller les morts « Ho ! », célèbre depuis Matsu. Au-delà de l’esprit discursif, la réalité est ainsi pointée sur-le-champ et l’esprit ramené à l’instant présent. Ce cri par-delà la parole en est parfois l’expression la plus pure. C’est l’épée de Manjushri, déité de la sagesse, qui tranche le bavardage intellectuel et sentimental et rend à la vie sa clarté première. Dans une salle de café chic, l’effet devait être encore plus détonnant que dans un monastère de montagne…
Dans son texte « Lacan l’étonnant », Alain Didier-Weill rappelle la grande intensité qui caractérisait le maître : « tout avec Lacan était intense, l’instant de la rencontre, de l’au revoir, de la séance. Jamais de ‘ronron’, jamais la dimension de l’habitude. » Bien sûr, n’est pas maître qui se prend pour tel, mais qui agit conformément à sa véritable nature et tente par là de réveiller, de révéler, ceux qu’il croise sur sa route. L’intensité de certains êtres, qui n’ont pas cédé sur leur désir et restent entiers, est vivifiante. Les témoignages directs de proches de Lacan sont l’occasion de l’apercevoir sous un jour surprenant, loin du cliché de l’analyste silencieux dans son fauteuil, prisonnier de sa neutralité plus ou moins bienveillante. Au contraire, cette force, ce coup, ce cri est comme un rappel du sérieux de l’existence – qui nécessite une grande liberté de ton, hors des sentiers battus. Chaque rencontre est une nouvelle chance à ne pas manquer, loin du conformisme social qui étouffe l’intensité de la présence. Grâce à cette présence d’esprit, l’écoute se renouvelle, l’oreille est toujours neuve. En ce sens, Jacques Lacan était un remarquable maître du zen.
Nicolas D’Inca
A lire :
Lacan, « Le Séminaire. Livre XIX …Ou pire » et « Je parle aux murs », Seuil, 2011
Ce "Portrait de Lacan en maître zen" a été publié dans le journal Bouddhisme Actualités, N°141 Décembre 2011.
Photo copyright Jerry Bauer.
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