Une fois n'est pas coutume, j'ai la grande joie d'ouvrir ce mois-ci la rubrique Psychologie et Méditation à ma chère collègue Anne-Céline Karli, qui nous livre ce passionnant article sur nos "prisons privées". Qu'elle soit ici remerciée chaleureusement pour son travail !
« … nous fervents tueurs d’êtres réels dans la personne successive de notre chimère. Magie médiate, imposture, il fait encore nuit, j’ai mal, mais tout fonctionne à nouveau. »
Rêve et réalité se livrent parfois un combat acharné qui, comme le dit le poète, nous fait tuer le réel au profit d'une chimère ; loin de nous libérer, ce mouvement nous emprisonne. Les prisons de notre esprit sont privées car, à moins de souffrir d’une grave maladie psychique, les menottes et les chaînes de notre folie intime ne se voient pas. Elles ne se voient pas de l’extérieur, et nous y sommes aveugles nous-mêmes. Comme des êtres nés en captivité, nous ignorons l’immensité du monde en dehors de la cellule qui nous a vus naître. Pourtant, nous avons tant et plus de moments où, absorbés dans la douce chaleur d’un rayon de soleil filtrant de la fenêtre au sommet du haut mur, nous goûtons à cet abandon hors de la conscience de soi, qui enfin abroge les limites -conceptuelles- entre soi et l’autre, soi et le monde, soi et la réalité. Naît-on vraiment en captivité ? Disons que la liberté dans laquelle nous naissons est à soutenir, tandis que tout le matériel pour construire les murs d'enceinte est à disposition. Comment se retrouve-t-on coupé de l’immensité et de l’intensité de la réalité ?
Construction de la prison
La fuite devant l’intensité de la réalité de la souffrance.
Observons ce qu'il se passe au travers d'un exemple, la tristesse. Un enfant vit un drame intime, et pleure à chaudes larmes. La réaction de l’adulte, qui ne peut vivre sa propre tristesse, déjà emmurée, hypothèque celle-ci et tente le divertissement, la consolation ou la réprimande. Des manèges qui, à leur manière particulière, laissent entendre à l’enfant que vivre la tristesse dans sa plénitude est une attitude à bannir. Salutaire affirmation des enseignements bouddhistes (Dharma) qui proclament la réalité de la souffrance et nous guérissent d’une publicité mensongère et omniprésente pour le bonheur standardisé.
L’identification aux pensées qui nous traversent.
Un air de musique en tête, si lancinant… une ritournelle… voici ce que sont nos pensées. Sans que l’on ne s’en aperçoive, nous leur donnons figure de réalité, et allons agresser quelqu’un contre lequel nous avons des griefs imaginaires. Dans sa nouvelle Le Terrier, Franz Kafka nous invite à regarder le phénomène tout à fait stupéfiant du solipsisme, l’enfermement solitaire. Fabrice Midal en a donné une lecture passionnante lors de son séminaire « Cessez de Rêver les yeux ouverts, pour une spiritualité laïque », en août 2011. Le malaise que nous ressentons à la lecture du texte est saisissant, car Kafka réussit à nous placer en observateurs de notre propre esprit, cet esprit incessamment aux aguets, telle une bête traquée dans un labyrinthe. Le discours intérieur de l’animal nous attendrit car nous reconnaissons bientôt la vaine agitation de notre esprit tentant de se prouver à lui-même qu’il existe : « Cogito ergo sum ». C’est la claustrophobie de la logique donnant un sens de certitude.
La passion que nous vouons à cette image de nous.
Chögyam Trungpa parle d’une tour de contrôle, qui nous scrute en permanence. La psychanalyse parle de Surmoi tyrannique qui nous hait, que nous haïssons, et à qui nous faisons mine de prêter allégeance… Cela nous occupe tant que nous oublions que rien de tout ceci n’a la moindre consistance. C’est le leurre le plus profond et le plus dangereux de l’humain. Il condamne à l’agression et à la défense, à l’esprit de vengeance et à un rapport comptable, évaluateur, entre les êtres. Jacques Lacan, dans son texte célèbre des Ecrits « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » aborde la problématique de l’enfant se découvrant et s’aliénant tout à la fois dans l’image de lui perçue dans le miroir. Cette image devient « l’instance du moi (…) dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu (…) ».
Coupés de la tristesse et de la souffrance qui nous traverse tous en tant que nous sommes humains, enivrés de rêveries qui viennent nous donner l’illusion que nous sommes bien vivants, et amoureux passionnés de l’image de nous qui en résulte, nous sommes ainsi agités dans l’espace bien restreint de notre prison. Le désespoir, l’angoisse et le sentiment d’être privés de direction dans un monde clos nous asphyxie. Là est le véritable drame. Nous avons besoin d’air ! La psychanalyse et la pratique de la méditation, dans sa tradition la plus haute, pensent tant cet enfermement que les moyens de s’en délivrer. L’une et l’autre comportent le risque de bouleverser les croyances que nous avions construites : vivre est dangereux, le « moi » existe, les pensées sont la réalité. C’est le prix à payer pour connaître une plus grande liberté.
La psychanalyse : écouter la parole qui parle, se libérer du discours
La psychanalyse ouvre un espace qui est un lieu utopique, au sens positif du mot, le lieu du mythe et de l’inconscient. L’espace analytique est singulier car il n’appartient en propre à aucun des protagonistes de la scène. Le divan, dispositif si étrange et si plein d’intuition de Freud, élude la confrontation des deux partenaires du couple analytique. La tentation d’avoir raison – raison sur un point, mais aussi et surtout raison de l’autre qui agresse, dans sa différence, la certitude que je suis tout –, active dans le face à face banal du quotidien, n’a là plus aucune prise. L’écart entre le thérapeute et son patient va constituer cet espace « non-moi » dont parle le psychanalyste anglais D.W. Winnicott : « Il est utile, selon moi, d’envisager une troisième aire de l’existence qui n’est ni dans l’individu, ni au-dehors, dans le monde de la réalité partagée. On peut imaginer que ce mode d’exister intermédiaire se situe dans un espace potentiel, niant l’idée d’espace et de séparation entre le bébé et la mère ainsi que tout ce qui résulte de ce phénomène. »
Cet espace, nous ne considérons pas qu’il soit conditionné à la relation primaire mère-enfant, mais existe en tous lieux de l’expérience humaine. Dans l’analyse, le dispositif encourage cet espace potentiel, lieu d’émergence de la créativité, comme une toile blanche… qui sera aussitôt remplie de fantasmes et de paroles. Les interprétations de l’analyste éclairent d’un sens nouveau tout le dit et le su, les rotondes et les impasses du terrier. Cette petite entaille répétée dans l’édification de la statue à la gloire de notre moi, à mesure qu’elle se produit, irrite, interpelle, puis désarme. Le discours est, au plan du langage, l’équivalent des murs de la prison névrotique ou des parois du terrier de Franz Kafka. La parole qui parle, déprise du moi imaginaire qui se défend, sourd de ce lieu autre, provoque libération et émerveillement. Elle crée. A la parole déployée dans l’espace de la cure psychanalytique répond le silence vivant de la pratique de la méditation.
La méditation : de l’attention naît la bienveillance qui donne allant et confiance
S’asseoir en silence, écouter la vie nous traverser, battre sa mesure. Y être sourd, puis revenir. Voir surgir des histoires, des désirs, des peurs, de la colère, des personnes, une tonalité, et même des monstres… tout en étant assis sur un coussin, sans bouger. Se poser la question : que dois-je faire ? Rien. Juste être le souffle… quel soulagement ! Sentir que l’on est, explorer l’intelligence que recèle le corps entier dans la pratique, ce corps que nous utilisons au lieu de l’habiter. La clarté naît qui offre une aspiration fraîche et vivante ; c’est la véritable pensée, qui n’appartient pas à un moi, mais est cette prajna ou « intelligence non-née » chère aux enseignements du mahayana. Nos prisons privées, nous ne pouvons en dissoudre les barreaux qu’en prêtant attention à l’espace plein et serein qui nous porte, où que nous soyons.
Et recommencer
Puis l’obstruction, le « déval », la prison de la névrose… reviennent. Mais les murs sont comme plus éloignés, l’air est plus respirable, l’élagage crée davantage de perspective malgré la masse de la canopée, les mots sonnent un peu plus juste. Lorsqu’on a vu et entendu, pris en soi cet espace qui nous ouvre, une fermeture radicale semble moins à craindre. Il est toujours possible d’oublier, bien sûr. Mais le perdre définitivement ne semble pas possible. A défaut de faire tomber les murs d’une seule poussée, ouvrons d’ores et déjà les fenêtres !
Anne-Céline Karli est psychologue clinicienne, praticienne attachée des Hôpitaux de Paris, pratiquante de méditation, fondatrice de l’association Jeunes&Psy, instructrice de MBCT.
Pour lui écrire : ac_karli@yahoo.fr
Article paru dans le journal Bouddhisme Actualités N°143 février 2012
« … nous fervents tueurs d’êtres réels dans la personne successive de notre chimère. Magie médiate, imposture, il fait encore nuit, j’ai mal, mais tout fonctionne à nouveau. »
René Char, Partage Formel
Rêve et réalité se livrent parfois un combat acharné qui, comme le dit le poète, nous fait tuer le réel au profit d'une chimère ; loin de nous libérer, ce mouvement nous emprisonne. Les prisons de notre esprit sont privées car, à moins de souffrir d’une grave maladie psychique, les menottes et les chaînes de notre folie intime ne se voient pas. Elles ne se voient pas de l’extérieur, et nous y sommes aveugles nous-mêmes. Comme des êtres nés en captivité, nous ignorons l’immensité du monde en dehors de la cellule qui nous a vus naître. Pourtant, nous avons tant et plus de moments où, absorbés dans la douce chaleur d’un rayon de soleil filtrant de la fenêtre au sommet du haut mur, nous goûtons à cet abandon hors de la conscience de soi, qui enfin abroge les limites -conceptuelles- entre soi et l’autre, soi et le monde, soi et la réalité. Naît-on vraiment en captivité ? Disons que la liberté dans laquelle nous naissons est à soutenir, tandis que tout le matériel pour construire les murs d'enceinte est à disposition. Comment se retrouve-t-on coupé de l’immensité et de l’intensité de la réalité ?
Construction de la prison
La fuite devant l’intensité de la réalité de la souffrance.
Observons ce qu'il se passe au travers d'un exemple, la tristesse. Un enfant vit un drame intime, et pleure à chaudes larmes. La réaction de l’adulte, qui ne peut vivre sa propre tristesse, déjà emmurée, hypothèque celle-ci et tente le divertissement, la consolation ou la réprimande. Des manèges qui, à leur manière particulière, laissent entendre à l’enfant que vivre la tristesse dans sa plénitude est une attitude à bannir. Salutaire affirmation des enseignements bouddhistes (Dharma) qui proclament la réalité de la souffrance et nous guérissent d’une publicité mensongère et omniprésente pour le bonheur standardisé.
L’identification aux pensées qui nous traversent.
Un air de musique en tête, si lancinant… une ritournelle… voici ce que sont nos pensées. Sans que l’on ne s’en aperçoive, nous leur donnons figure de réalité, et allons agresser quelqu’un contre lequel nous avons des griefs imaginaires. Dans sa nouvelle Le Terrier, Franz Kafka nous invite à regarder le phénomène tout à fait stupéfiant du solipsisme, l’enfermement solitaire. Fabrice Midal en a donné une lecture passionnante lors de son séminaire « Cessez de Rêver les yeux ouverts, pour une spiritualité laïque », en août 2011. Le malaise que nous ressentons à la lecture du texte est saisissant, car Kafka réussit à nous placer en observateurs de notre propre esprit, cet esprit incessamment aux aguets, telle une bête traquée dans un labyrinthe. Le discours intérieur de l’animal nous attendrit car nous reconnaissons bientôt la vaine agitation de notre esprit tentant de se prouver à lui-même qu’il existe : « Cogito ergo sum ». C’est la claustrophobie de la logique donnant un sens de certitude.
La passion que nous vouons à cette image de nous.
Chögyam Trungpa parle d’une tour de contrôle, qui nous scrute en permanence. La psychanalyse parle de Surmoi tyrannique qui nous hait, que nous haïssons, et à qui nous faisons mine de prêter allégeance… Cela nous occupe tant que nous oublions que rien de tout ceci n’a la moindre consistance. C’est le leurre le plus profond et le plus dangereux de l’humain. Il condamne à l’agression et à la défense, à l’esprit de vengeance et à un rapport comptable, évaluateur, entre les êtres. Jacques Lacan, dans son texte célèbre des Ecrits « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » aborde la problématique de l’enfant se découvrant et s’aliénant tout à la fois dans l’image de lui perçue dans le miroir. Cette image devient « l’instance du moi (…) dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu (…) ».
Coupés de la tristesse et de la souffrance qui nous traverse tous en tant que nous sommes humains, enivrés de rêveries qui viennent nous donner l’illusion que nous sommes bien vivants, et amoureux passionnés de l’image de nous qui en résulte, nous sommes ainsi agités dans l’espace bien restreint de notre prison. Le désespoir, l’angoisse et le sentiment d’être privés de direction dans un monde clos nous asphyxie. Là est le véritable drame. Nous avons besoin d’air ! La psychanalyse et la pratique de la méditation, dans sa tradition la plus haute, pensent tant cet enfermement que les moyens de s’en délivrer. L’une et l’autre comportent le risque de bouleverser les croyances que nous avions construites : vivre est dangereux, le « moi » existe, les pensées sont la réalité. C’est le prix à payer pour connaître une plus grande liberté.
La psychanalyse : écouter la parole qui parle, se libérer du discours
La psychanalyse ouvre un espace qui est un lieu utopique, au sens positif du mot, le lieu du mythe et de l’inconscient. L’espace analytique est singulier car il n’appartient en propre à aucun des protagonistes de la scène. Le divan, dispositif si étrange et si plein d’intuition de Freud, élude la confrontation des deux partenaires du couple analytique. La tentation d’avoir raison – raison sur un point, mais aussi et surtout raison de l’autre qui agresse, dans sa différence, la certitude que je suis tout –, active dans le face à face banal du quotidien, n’a là plus aucune prise. L’écart entre le thérapeute et son patient va constituer cet espace « non-moi » dont parle le psychanalyste anglais D.W. Winnicott : « Il est utile, selon moi, d’envisager une troisième aire de l’existence qui n’est ni dans l’individu, ni au-dehors, dans le monde de la réalité partagée. On peut imaginer que ce mode d’exister intermédiaire se situe dans un espace potentiel, niant l’idée d’espace et de séparation entre le bébé et la mère ainsi que tout ce qui résulte de ce phénomène. »
Cet espace, nous ne considérons pas qu’il soit conditionné à la relation primaire mère-enfant, mais existe en tous lieux de l’expérience humaine. Dans l’analyse, le dispositif encourage cet espace potentiel, lieu d’émergence de la créativité, comme une toile blanche… qui sera aussitôt remplie de fantasmes et de paroles. Les interprétations de l’analyste éclairent d’un sens nouveau tout le dit et le su, les rotondes et les impasses du terrier. Cette petite entaille répétée dans l’édification de la statue à la gloire de notre moi, à mesure qu’elle se produit, irrite, interpelle, puis désarme. Le discours est, au plan du langage, l’équivalent des murs de la prison névrotique ou des parois du terrier de Franz Kafka. La parole qui parle, déprise du moi imaginaire qui se défend, sourd de ce lieu autre, provoque libération et émerveillement. Elle crée. A la parole déployée dans l’espace de la cure psychanalytique répond le silence vivant de la pratique de la méditation.
La méditation : de l’attention naît la bienveillance qui donne allant et confiance
S’asseoir en silence, écouter la vie nous traverser, battre sa mesure. Y être sourd, puis revenir. Voir surgir des histoires, des désirs, des peurs, de la colère, des personnes, une tonalité, et même des monstres… tout en étant assis sur un coussin, sans bouger. Se poser la question : que dois-je faire ? Rien. Juste être le souffle… quel soulagement ! Sentir que l’on est, explorer l’intelligence que recèle le corps entier dans la pratique, ce corps que nous utilisons au lieu de l’habiter. La clarté naît qui offre une aspiration fraîche et vivante ; c’est la véritable pensée, qui n’appartient pas à un moi, mais est cette prajna ou « intelligence non-née » chère aux enseignements du mahayana. Nos prisons privées, nous ne pouvons en dissoudre les barreaux qu’en prêtant attention à l’espace plein et serein qui nous porte, où que nous soyons.
Et recommencer
Puis l’obstruction, le « déval », la prison de la névrose… reviennent. Mais les murs sont comme plus éloignés, l’air est plus respirable, l’élagage crée davantage de perspective malgré la masse de la canopée, les mots sonnent un peu plus juste. Lorsqu’on a vu et entendu, pris en soi cet espace qui nous ouvre, une fermeture radicale semble moins à craindre. Il est toujours possible d’oublier, bien sûr. Mais le perdre définitivement ne semble pas possible. A défaut de faire tomber les murs d’une seule poussée, ouvrons d’ores et déjà les fenêtres !
Anne-Céline Karli est psychologue clinicienne, praticienne attachée des Hôpitaux de Paris, pratiquante de méditation, fondatrice de l’association Jeunes&Psy, instructrice de MBCT.
Pour lui écrire : ac_karli@yahoo.fr
Article paru dans le journal Bouddhisme Actualités N°143 février 2012
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