Le philosophe allemand Richard David Precht était de passage à Paris pour la sortie de son troisième livre traduit en français « L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable » (Belfond, 2012). Succès phénoménal outre-Rhin M. Precht, dont le premier ouvrage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, rend accessible au plus grand nombre les questions cruciales de la philosophie. Dans son dernier livre il mène l’enquête sur la nature morale de l’homme et rappelle la nécessité d’une éthique pour la vie en commun qui soit valable dans un temps de crise profonde comme le nôtre. Une rencontre riche en perspectives.
Nicolas D’Inca : Cela intéressera nos lecteurs, vous citez la méditation en rapport au développement de l’attention.
Richard David Precht : Je parle de méditation dans mon livre, en soulignant que les enfants devraient l’apprendre à l’école, ce qui les aiderait à faire face au déficit d’attention qui les pénalise souvent. Ces techniques de méditation, il m’est égal qu’elles soient bouddhistes, chrétiennes ou juives, qui existent aussi ; ce n’est pas la foi qui fait la différence. C’est pour moi un moyen pour apprendre à mieux se concentrer. Nous vivons dans une société où les gens souffrent d’une grande inattention à soi, d’une fuite dans le divertissement. J’emploie même le terme de « vol de l’attention ». Les défis sont plus grands aujourd’hui que dans le passé, et l’enfance est devenue plus difficile de nos jours qu’auparavant. Les professeurs renvoient la faute aux parents, mais la plupart ne peuvent pas remplir leur rôle éducatif, car ils n’ont pas la seule responsabilité de ce manque d’attention qui touche toute notre société. C’est pourquoi je prône la mise en place d’une matière à l’école où l’enfant apprenne l’attention à soi et aux autres. On l’appellerait « philosophie » ou à l’école primaire « art de vivre ». Il faut apprendre à se concentrer et à réfléchir sur soi-même.
Ce qui est frappant pour un philosophe est votre recours à la science, en particulier à la biologie et à la psychologie pour étayer votre propos. Comment faites-vous pour allier ces approches de l’être humain ?
Les philosophes ont selon moi deux tâches bien séparées. D’abord il y a la grande école au sens strict, centrée sur la logique, qu’on appelle « philosophie analytique ». Puis d’un autre côté il y a de nombreux sujets que cette forme de pensée ne traite pas. Et personne n’est vraiment compétent dans tous ces domaines. Avec mon premier livre (« Qui suis-je et, si je suis, combien ? » Belfond 2010, Pocket 2012), j’avais déjà essayé de rassembler les champs et de créer les ponts entre tous ces savoirs pour aider les gens à gagner une vue d’ensemble. Car en général soit j’examine un phénomène dans des conditions empiriques, comme dans une expérience de psychologie, ou alors je me pose la question « est-ce logique ? » ce qui est plutôt le domaine de la philosophie. Ces deux mondes se sont séparés. Je peux les rassembler parce que je n’ai pas de chaire à l’université, ce qui me laisse une grande liberté pour faire dialoguer la science, la philosophie et la psychologie par exemple.
Il n’y a aucune référence religieuse ou spirituelle dans votre livre, en passant par un autre chemin vous retrouvez pourtant les valeurs qui animent les traditions, comme l’amour, l’altruisme, la justice…
Ces valeurs se sont diffusées dans toutes les cultures grâce aux religions, dans toutes les sociétés du monde. Seules quelques divergences subsistent, surtout quant au rôle de la femme, qui est la plus grande différence culturelle que je connaisse. Le socle est commun, dans le sens de miséricorde, de la bonté, de la loyauté ; les religions ont joué le rôle fondateur de ces règles de morale. Mais le programme de philosophie depuis le XVIIIe est aussi de donner un fondements à ces valeurs sans référence à Dieu, c’est le projet des Lumières françaises puis de l’Aufklärung allemand. Ce livre est un témoignage que les valeurs spirituelles ne sont pas l’apanage des religions, dont le nombre de croyants ne cesse de diminuer dans les sociétés occidentales.
Vous parlez beaucoup de la Shoah et de nombreux cas de conscience que vous citez en exemple sont issus de cette sombre période de l’histoire européenne.
La chose la plus importante que je dis dans le livre est que la morale n’est pas seulement une question de principes, mais surtout de contexte. Enfant en Allemagne j’avais du mal à imaginer comment la Shoah avait pu être possible. Je ne connaissais personne dont j’aurais pu croire qu’il soit prêt à commettre les horreurs irréparables que nous savons. En vieillissant hélas cela me paraît de plus en plus réaliste. Par exemple cette histoire du 101e bataillon de la police de Hambourg qui a « liquidé » un ghetto entier de civils composé de femmes et d’enfants, je l’ai souvent raconté, c’est si impressionnant. Ces hommes ne faisaient que leur « devoir » et bien qu’ils réprouvaient moralement ce qu’ils faisaient – ils avaient été laissés libre d’accepter ou de refuser cette mission – ils ont tout de même agi de manière inhumaine. Lorsqu’on regarde les expériences américaines comme celles de Stanley Milgram, on voit que la propension à l’obéissance immorale à l’autorité n’est pas l’apanage de certaines cultures ou de temps troublés comme la guerre. Ce que j’essaie de penser dans mon livre, et c’est aussi une mise en garde, est que cela pourrait se reproduire maintenant dans n’importe quelle culture du monde.
Votre réflexion morale dans ce livre s’articule en trois parties ?
La première partie pose la question : qu’est-ce que le bien et le mal ? C’est déjà très difficile de pouvoir articuler clairement cette question parce la réponse dépend avant tout du contexte. Kant a surestimé la raison par rapport aux émotions et il demande trop à l’humain, en niant l’importance de la situation réelle dans l’action morale. Or l’humain dans son évolution n’est jamais un individu isolé, nous ne sommes pas comme les léopards. Nous avons toujours vécus en groupe et tout notre comportement est en fait ancré dans cet esprit, nous ne sommes pas seuls sous le ciel étoilé en ce qui concerne la morale. Il faut faire redescendre la morale du ciel parmi les hommes, c’est la deuxième partie du livre où j’essaie de voir quel est le comportement réel de l’humain en groupe. Il existe d’innombrables études de psychologie sociale aujourd’hui qui montrent le comportement réel des gens, ce que ne traite pas la philosophie. La troisième partie est : si tout cela s’avère vrai, que pouvons-nous en apprendre pour transformer la situation sociétale aujourd’hui ? Comment pouvons-nous exercer une influence positive sur la société ? Je ne crois pas que le changement puisse venir de l’humanité comme abstraction, pas plus que de l’individu isolé. Nous sommes des êtres vivants en communauté et ne pouvons pas changer indépendamment de tous les autres. C’est pourquoi je propose de réfléchir à une manière d’influencer la morale des groupes, en renforçant les instincts sociaux pour un comportement plus élevé et en produisant une contagion morale en ce qui concerne la situation politique. C’est le sujet de la troisième partie.
Qu’est-ce qui fait le critère d’intelligence dans la situation – c’est un travail énorme que vous proposez !
Nous avons une bonne base en tant qu’humains, car par nature nous voulons être en accord avec nous-même. Sans cela il n’y aurait même pas d’éthique. Il y a sans doute des exceptions mais la grande majorité veut être bon ; bien qu’on se mente beaucoup à soi-même quant au fait de l’être vraiment, au moins la motivation va-t-elle dans ce sens. Très peu de gens peuvent supporter à la longue de se sentir mauvais. Mais ce n’est pas pour autant que l’homme est bon. Les plus grands crimes de l’humanité ont été commis au nom du bien, par des gens animés de bonnes intentions, persuadés d’être du bon côté. Hitler était sans doute persuadé de faire le bien du peuple allemand et les communistes devaient croire aux lendemains qui chantent. Qu’une action soit bonne ou mauvaise ne dépend pas des intentions. Notre héritage chrétien nous fait penser que « c’est l’intention qui compte » or les conséquences sont plus importantes. Mais il n’y a pas de mode d’emploi pour toutes les aspirations élevées. Sinon la vie serait ennuyeuse ! Rien n’est réglé d’avance. La quête est souvent plus importante que le but, les questions plus importantes que les réponses. C’est une sagesse bouddhiste je crois.
Oui, le maître Chögyam Trungpa aimait à dire « la question est la réponse ». Garder la question vivante est aussi votre chemin en tant que philosophe ?
C’est le principe même de la philosophie occidentale. En ce sens Socrate est le premier bouddhiste d’Occident ! Dans mon prochain livre, non encore paru, je cite l’histoire de l’homme qui traversant une forêt reçoit une flèche empoisonnée. Il est étendu, mourant, le médecin arrive pour le soigner mais l’homme ne permet pas qu’il arrache la flèche parce qu’il veut régler quelques questions auparavant : qui a tiré la flèche, de quel village venait-il, quel poison est-ce ? Avant d’avoir ses réponses, il meurt. Comme a dit le Bouddha, parfois le secret de la vie est d’être et non de poser des questions. D’un côté nous avons le mandat de poser tout le temps des questions et de l’autre nous ne devons jamais oublier pour autant de vivre.
A lire :
Richard David Precht, « L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable », Belfond, 2012
Cette interview a été publiée dans le journal Bouddhisme Actualités, N°144 Mars 2012. Photo copyright Manuela Böhme.
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