Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mercredi 4 avril 2012

Chögyam Trungpa, 25 ans après

Ce 4 avril 2012, nous fêtons le 25e anniversaire de la disparition de Chögyam Trungpa, ce maître tibétain qui a introduit le bouddhisme en Occident au XXe siècle. Figure controversée par sa liberté de ton et d’action, reconnu de son vivant par les plus grands détenteurs de la tradition qu’il a été le premier à inviter aux Etats-Unis, Trungpa Rinpoché ne cesse d’éclairer et de provoquer les jeunes générations de pratiquants. Aujourd’hui son héritage reste plus brûlant que jamais, invitant à lui rendre hommage pour son œuvre de pionnier qui nous attend encore, en avant sur la Voie.

Un visionnaire du dharma
Né en février 1940, intronisé dès son plus jeune âge comme XIe tülku d’une puissante lignée de l’école kagyü, élevé avec une rigueur exemplaire, Chögyam Trungpa du fuir son Tibet natal envahi par les communistes chinois en 1959. D’abord réfugié en Inde, où Sa Sainteté le Dalaï Lama reconnaît en lui l’avenir du bouddhisme tibétain et lui confit la direction de l’école pour les jeunes lamas. En 1963, une bourse d’études lui est octroyée par la prestigieuse université d’Oxford. Premier Tibétain à recevoir ce privilège, il prend la nationalité britannique qu’il gardera toute sa vie. Il étudie la langue et la civilisation occidentale, des religions à l’art, de la philosophie à la psychologie, sa curiosité insatiable le poussant à questionner sans cesse plus avant nos traditions. Il est invité l’année 1968 par la princesse du Bhoutan dans la grotte où pratiqua Padmasambhava avant d’entrer dans la terre barbare du Tibet. Lors de sa retraite solitaire, il a une révélation (
terma) et voit la menace qui ronge notre monde et ne lui permet pas de recevoir une parole de vie. Il nomme ce danger : les trois Seigneurs du Matérialisme, qui asservissent corps, parole et esprit. La vision qui pourrait libérer l’homme moderne de sa souffrance est tuée dans l’œuf par une réappropriation de toute chose en vue de son utilisation égoïste. Trungpa regagne l’Angleterre, en proie à de nombreux doutes ; alors qu’il conduisait sa voiture, il perd connaissance et percute la vitrine d’un magasin de farces et attrapes. Son accident, qui le laissera paralysé du côté gauche toute sa vie, est une bénédiction. Il le réveille et lui ôte toute hésitation, il comprend enfin ce qui faisait obstacle à son cheminement vers le cœur des Occidentaux. Seul l’abandon complet dans l’amour, seule l’intrépidité de partager l’intimité totale de la vie de ses étudiants permettront une véritable transformation. Quittant tout folklore tibétain faisant écran entre lui et eux, il renonce à ses vœux de moine, épouse une jeune Anglaise et s’envole pour l’Amérique, où l’attend le travail d’une vie. Pour Trungpa, l’implantation de la Voie en Amérique du Nord passe par l’aventure moderne, retrouvant l’esprit derrière la lettre. Il se met à la portée de ses étudiants, qu’il appelait ses amis, et partage leur vie, devenant dit-il « un homme ordinaire ». C’est un apprentissage mutuel et une proximité très personnelle, qui lui donneront une force de transmutation de la confusion en sagesse hors du commun. Il ne rejette rien de ses étudiants, mais inclut ce qu’ils sont à la vision plus large du dharma. Il leur permet peu à peu de se transformer en profondeur, par eux-mêmes et sans rien refuser de ce qu’ils sont. Ce geste d’amour est probablement un des enseignements les plus touchants de Chögyam Trungpa.

La méditation, entre tradition et modernité
L’œuvre essentielle de Chögyam Trungpa s’inscrit profondément dans l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. De 1970 à 1987, il enseigne inlassablement à des milliers d’Occidentaux, entre en contact avec toutes les couches de la société et exerce une influence considérable sur les milieux d’avant-garde, les artistes et les intellectuels de sa génération. Cependant son apport majeur est et restera la pratique de la méditation assise. Francisco Varela, dans un entretien réalisé quelques mois avant sa mort, donnait de poignants souvenirs de son apprentissage, pour lui décisif : « On connaît mieux l’aspect ‘folle sagesse’ de Trungpa Rinpoché, qui a été trop mis en avant au détriment de son incroyable rigueur à présenter la voie des sutras, du hinayana et du mahayana. Néanmoins le véritable coup de génie de Trungpa, ce qui restera vraiment de lui à l’avenir, c’est l’enseignement de la méditation. Personne ne l’a montrée avec autant de précision et de richesse. Il est sur ce point un exemple absolu. » A l’heure où la méditation est peu à peu restreinte à n’être qu’un instrument en vue du bien-être personnel – où l’on peut reconnaître l’influence indéniable du matérialisme psychologique – la radicalité de Chögyam Trungpa à ne jamais transiger sur la tradition de la méditation fait figure de mise en garde salutaire. Son enseignement rigoureux de la méditation est en effet la seule base de travail réelle pour que les pratiquants du bouddhisme entrent en rapport à leur propre esprit et à leur expérience. S’asseoir, rester avec soi-même, s’ouvrir, voir ce que nous sommes réellement. C’est un don sans commune mesure, le véritable sol sur lequel repose toute révolution spirituelle, et sur laquelle nous tenons aujourd’hui encore les deux pieds sur terre.


Né moine, mort roi
Si Chögyam Trungpa a parfois été tant décrié, ce n’est pas d’avoir rejoint la laïcité, mais pour son amour immodéré du dharma, qu’il n’a pas trahi une seconde de sa vie, au risque de la perdre si jeune. Son destin est d’avoir été frappé de plein fouet par la situation de l’Occident. Il est témoin de la crise profonde du monde moderne, qui est à la fois terrible car plus aucune valeur ne tient, et pourtant une chance unique pour le bouddhisme de se réinventer à neuf. Il saisit l’occasion comme personne n’a eu le courage de le faire, ce qui le place réellement en position de Padmasambhava des temps modernes, introducteur de la voie de l’éveil en contrée spirituellement dévastée. Sa Sainteté le XVIe Karmapa lors de sa venue en Amérique à l’invitation de Trungpa en 1976, reconnaît en lui un « Vidyadhara », détenteur de la sagesse, pratiquant accompli qui peut réaliser des miracles, dont le plus grand est dit-il d’avoir «planté la bannière victorieuse du dharma en Occident».

Comme tout pionnier, Chögyam Trungpa est en avance sur son temps. Il m’est arrivé d’entendre que son enseignement serait aujourd’hui ‘dépassé’ par d’autres, comme s’il existait un progrès alors que le dévalement, la chute vers l’aval est le seul destin du fleuve une fois quittée la Source ; ou encore que le consumérisme spirituel serait moins fort à notre époque qu’à celle des hippies… On s’étonne de la naïveté de certains observateurs semble-t-il mal renseignés du ravage actuel de toutes les sphères de l’activité humaine, ces domaines pour lesquels Trungpa a tant œuvré : l’art, la psychologie, l’éducation, les philosophies et religions comparées, la présentation laïque de la méditation, etc. Après avoir fondé des centaines de centre de pratique à travers le monde grâce à son organisation Vajradhatu et avoir créé l’Institut Naropa, première université bouddhiste américaine reconnue par l’Etat, Trungpa entame la phase ultime de son enseignement. Il met dorénavant l’accent sur la dignité inhérente à tout être humain, et invite à la création d’une société éveillée pour aider, servir et sauver notre monde en péril. Habillé d’un complet-veston, armé d’un seul éventail, il transmet une vision ouverte qui transcende le bouddhisme et dépasse les clivages culturels pour embrasser l’humanité entière. Il devient peu à peu le Roi du mythique royaume de Shambhala, qui apparaît et disparaît au gré de la force spirituelle de ses habitants, hommes et femmes ordinaires engagés sur la Voie de l’éveil. Il meurt le 04 avril 1987 entouré d’un monde qui s’évanouira comme un songe, un monde à son image, digne et puissant, tendre et plein d’humour. Peu avant, il avait écrit ce poème qui continue de nous inspirer : « Né moine, Mort roi, Un tel ouragan ne s’arrête pas. Nous vous hanterons, en compagnie des dralas. Sacrée bonne chance ! »


Bibliographie indicative :
L’œuvre de Chögyam Trungpa est publiée aux éditions du Seuil, collection Points Sagesses.
Pour une présentation générale du chemin
Pratique de la voie tibétaine (1976) et Le mythe de la liberté (1979), puis L’entraînement de l’esprit (1998) pour la voie du mahayana et Tantra (1996) pour le vajrayana.
Dernier ouvrage traduit
La Certitude de la Voie (2011).
Voir aussi de Fabrice Midal,
Trungpa, biographie (Seuil, 2002)
Cet hommage a été publié dans le journal Bouddhisme Actualités, N°145 Avril 2012.

1 commentaire:

  1. Je dois à Chögyam Trungpa mon premier éveil sur la voie lorsqu'en 1977, à 21 ans, j'ai compris, en un fulgurant éclair, ce qu'il a appelé le "matérialisme spirituel". Je ne l'ai jamais rencontré, mais il restera mon premier maître sur le chemin. Qu'il soit béni.

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