Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mardi 1 mai 2012

Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger

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Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger.
Un dialogue entre phénoménologie et psychiatrie aujourd’hui

 Publié dans la revue Psychiatrie Française Vol. XXXXII 3/11, janvier 2012, pp. 139-146.

L’édition française des Zollikoner Seminare de Martin Heidegger est un événement[1]. Ce livre contient les dits Séminaires de Zurich, tenus entre 1959 et 1969 à la clinique psychiatrique du Burghölzli puis au domicile de Medard Boss, ainsi que les entretiens entre Heidegger et Boss, et une partie de leur correspondance privée. Témoignage de première main sur l’élaboration de la phénoménologie psychiatrique, ce livre est avant tout un document de travail inestimable pour les psychiatres et psychologues d’aujourd’hui. Il traite notamment des thèmes du temps, du corps, de la parole et de l’écoute, de la perception, de la représentation, de la mémoire. La mise en question de la science comme prétention totalitaire à saisir le monde ; et l’analyse critique des fausses théories sur l’homme, qui ne permettent pas de lui venir en aide malgré l’urgence douloureuse de sa situation, sont les deux axes de lecture à travers lesquels nous appréhenderons l’œuvre. C’est à la lumière de ces réflexions et de sa pensée du Dasein élaborée dans le maître ouvrage de 1927 Etre et Temps que Heidegger pense la psychiatrie moderne. Ce chemin de pensée, si singulier, fait apparaître la nécessité de refonder une véritable psychothérapie à dimension humaine.

S’adressant à des psychiatres de formation médicale, c’est-à-dire développée sur le modèle des sciences physiques et de la nature, il s’agit pour Heidegger d’une explication avec la Science. Il remet radicalement en question la prétention scientifique de dire le vrai sur le monde, à avoir le dernier mot sur ce qu’est l’être humain, à en déterminer la pensée et les conduites. Il suggère un rapport plus pondéré à la science, conscient de ses limites et de son impensé propre. En effet, la question centrale des séminaires est d’abord de savoir ce qu’est l’être humain d’un point de vue proprement humain, expérientiel, vécu ; non pas d’un point de vue scientifique, objectif, calculable, réductible à une causalité logique, fût-elle bio-logique ou psycho-logique. Car, le projet scientifique de la nature tel qu’il domine notre monde depuis Galilée et Newton « tient compte de la détermination des conformités aux lois (…) mais aucunement en tenant compte de cet étant[2] que nous nommons l’être humain. Si l’on part de cet état de fait, tout le fossé qui sépare science de la nature et prise en considération de l’humain devient visible. » dit Heidegger le 2 novembre 1964. Et il ajoute que considérant l’homme comme un étant naturel « nous prétendons déterminer l’être de l’humain à l’aide d’une méthode dont le projet n’est pas du tout orienté sur sa manière à lui d’être. La question demeure de savoir ce qui a la primauté : est-ce cette méthode scientifique de conceptualisation et de calcul des conformités à la loi ou bien est-ce l’exigence de déterminer l’être humain lui-même en tant que tel dans l’expérience de soi que fait l’humain ? ». Dès lors le risque de s’égarer devient visible, la psychiatrie oscillant entre les deux pôles aux projets distincts de la science et de l’humain. C’est pourquoi de tels questionnements sont au cœur de toute approche authentique du soin psychique. Au premier chef nous pensons que la psychanalyse, lorsqu’elle entend ce que Heidegger nomme ici « l’expérience de soi que fait l’humain » permet d’éviter que ne se creuse plus avant le fossé entre la science médicale et ledit « objet » dont elle traite, l’homme souffrant.

Comme nous le confiait François Fédier, « de ce point de vue-là Heidegger est phénoménal – et j’ai mis longtemps à le comprendre – parce qu’il est absolument libre par rapport à la science. Il ne dit pas du tout que la science n’a aucun intérêt, au contraire la science est étonnante et formidable, mais l’idée de pouvoir s’imaginer qu’on va apprendre quelque chose uniquement à partir de la science, c’est une folie ! »[3] Le philosophe fait bien sentir l’audace de la pensée heideggerienne, qui déconcerta d’ailleurs au plus haut point le public des Séminaires, composé de médecins organicistes et de savants matérialistes. Son auditoire bien des fois recule devant la trop grande liberté de Heidegger, qui tente de les entraîner au-delà de la pensée scientifique ou de sa parodie, comme dit Foucault, par les sciences humaines. Il parvient tout de même, pied à pied, avec une grande patience et un art de la maïeutique digne de Socrate, à semer une graine de pensée méditative, pour ceux qui ont renoncé à l’hégémonie de la pensée calculante[4]. Après tout, son projet avoué est de former des « médecins qui pensent » dit-il en juillet 1965. Il ajoute en guise d’éclaircissement : « Aujourd’hui, plus l’effet et l’utilisabilité de la science se répandent, plus la capacité et la disponibilité pour la méditation qui porte sur ce qui a lieu dans la science s’étrécissent, à mesure que la science accède à sa prétention d’offrir et de gouverner la vérité à propos de l’effectif vrai. Qu’est-ce qui a lieu dans le cours de la science ainsi spécifié et livré à lui-même ? Rien de moins que l’autodestruction de l’être humain. » L’enjeu, on le voit, est vital. En d’autres termes, la science bien qu’elle produise nombre d’effets vérifiables dans le réel ne donne pas à l’être humain les moyens pour se penser lui-même. Bien au contraire, elle l’aveugle à mesure que son champ d’action s’étend et se fait plus absolu. Apparaît alors la tension entre la volonté insatiable qu’a la science de comprendre en expliquant et maîtrisant la nature, et l’observation heideggerienne selon laquelle l’homme n’en est pas pour autant plus en contact avec son monde, son propre être, son humanité. Et c’est là ce qui nous intéresse au premier chef en tant que cliniciens : comment penser la santé mentale à une époque où la connaissance est vue comme une chose objective à trouver dans la nature, à découvrir par le calcul en dehors de l’homme qui connaît ? C’est pourquoi Heidegger enjoint celui qui veut garder quelque sobriété intellectuelle, celui dont la vocation est d’aider l’être humain psychiquement malade, à réfléchir sur ce qui se produit autour de lui à l’époque historique qui lui revient, celle de l’achèvement de l’homme occidental parvenu à l’extrême limite de ses possibilités. « En tant que psychothérapeute, vous êtes plus particulièrement intéressés par cette question, car pour vous ce qu’est, qui est et comment est l’être humain, à savoir du même coup l’être humain actuel, est d’une importance fondamentale. »[5]

C’est parce qu’Heidegger se trouve au cœur de cette tension épistémologique qu’il s’adresse à des psychiatres, public scientifique et en rapport à l’humain, touché de plein fouet par cette question. Il prend donc le parti d’approfondir avec eux leur compréhension de la psyché, dans son fonctionnement normal et pathologique. Ce faisant Heidegger met en lumière l’évidence selon laquelle la théorie sous-jacente à la thérapie influe sur son déroulement et le fait que cette théorie est fondée sur des présupposés philosophiques. Il pointe ainsi l’impossibilité de concevoir la psychologie en dehors de l’éclairage philosophique : il est nécessaire de penser l’homme dans son rapport au monde pour pouvoir lui venir en aide.

Un tel propos nous place face à l’obligation éthique d’entretenir un rapport dynamique et éclairé à la clinique. C’est ainsi que nous pourrons garder vivante cette « profession qui porte secours », selon la belle formule de Heidegger dans une lettre adressée à Boss pour son 60e anniversaire. En effet, la relation thérapeutique auprès d’êtres humains en difficulté psychique importe beaucoup aux yeux du philosophe. En un sens, c’est par amitié pour Boss, mais à travers lui par amicalité profonde envers ceux qui exercent cette profession, que Heidegger essaie de toucher en plein cœur l’être en souffrance, l’homme moderne dont la provenance est, dit-il, aussi ancienne que la civilisation elle-même. Quant à la souffrance humaine, les diagnostics des penseurs modernes convergent de manière frappante. Ils éclairent, comme autant de facettes, le sens du mal de cet homme des Temps Nouveaux : renversement des valeurs, nihilisme et perte de dignité de l’existence selon Nietzsche ; malaise dans la civilisation, Spaltung irrémédiable et pulsion de mort pour Freud ; totalitarisme, crise de la culture et échec des voies traditionnelles de transmission pour Hannah Arendt ; machinisme, règne de la force barbare et déracinement chez Simone Weil, etc. La liste est éloquente, car le point central semble le même malgré les différences de formulation. Par son absolutisation, la raison occidentale en est arrivée à son contraire : la démence. Freud, dans un texte trop oublié de 1908[6], rappelle que l’évolution technique de la civilisation conduit malgré le confort matériel à un surcroît de « nervosité », la répression pulsionnelle de l’homme au nom du progrès rationnel ne pouvant conduire qu’à la maladie mentale généralisée. Ainsi, le secours nécessaire à la survie de l’homme moderne déborde le cadre strictement thérapeutique. La façon dont l’humanité est enclose dans une conception du monde est, bel et bien, un problème philosophique. Pour libérer l’homme de ce qui l’entrave, Martin Heidegger compte sur le pouvoir de la pensée qui dégage une clairière respirable au sein de la forêt des concepts. C’est ainsi qu’il en arrive à penser la sortie de la métaphysique, mouvement qui se retire de la philosophie pour préparer une pensée autre par un « Schritt zurück » – que Jean Beaufret traduit en français par « le pas qui rétrocède », consonnant avec le « retour amont » cher à leur ami commun le poète René Char.

Ce retournement décisif, consistant en une refonte de la pensée de l’être humain, est opéré dès la conférence inaugurale tenue au Burghölzli le 8 septembre 1959. Retournement qui fait apparaître l’homme comme une présence à ce qui est donné, une ouverture première au monde et non plus comme un sujet. Nous comprenons ainsi le sens du mot Dasein, célèbre mais mal compris : « être-le-là », traduction française certes difficile mais indiquée par le philosophe lui-même. Le séminaire commence ainsi : « Toutes les idées habituelles jusqu’ici en psychologie et en psychopathologie qui se représentent la psyché, le sujet, la personne, le je, la conscience doivent disparaître d’une visée daseinsanalytique au profit d’une entente tout autre. La constitution fondamentale de l’exister humain qui doit être vue à neuf doit être appelée Da-sein ou être-au-monde. ». Propos soulignés par Medard Boss : « L’être humain n’est pas un sujet ». Une telle assertion est un séisme dont l’amplitude rappelle celui causé par les formulations audacieuses de Freud à l’orée du XXe siècle. L’existence d’un Inconscient remettant en cause l’hégémonie de la conscience et dévoilant que le Moi n’est pas « maître en sa demeure » mais repose sur un socle psychique plus vaste, est en effet un bouleversement. La coupure épistémologique de la psychanalyse naissant dès la Traumdeutung, en 1900 selon la date d’édition voulue par Freud, place résolument la psychologie du XXe siècle sous le signe d’un paradigme nouveau. La psyché, grâce à Freud, cesse d’être une évidence mais redevient une question inhabituelle, dérangeante, révolutionnaire.[7]

Cette pensée qui ferme la porte à toute forme d’ego-psychology était à l’ordre du jour à Zurich en 1959, mais qu’en est-il plus de cinquante ans après ? Il semblerait que la direction suivie par la science médicale, et à sa suite par la psychiatrie et la psychologie, n’ait tenu aucun compte des remarques de M. Heidegger. Aujourd’hui l’homme se pense comme un Moi autonome qui pourrait s’autodéterminer par sa volonté, une conscience qui aurait rapport au monde par le moyen de la représentation. C’est ici que selon nous la philosophie et la psychanalyse auraient tout à gagner à entreprendre un dialogue resté lettre morte. Jacques Derrida se situe dans le même horizon de pensée dans « N’oublions pas – la psychanalyse » en 1990 : « Dans l’air du temps philosophique, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse n’était plus de rigueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la responsabilité du sujet en restaurant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense » sans peine et sans paradoxe »[8]. Pourtant, les deux courants analytiques que sont l’analytique du Dasein et la psychanalyse ne sont pas parvenus à rectifier le tir pris par les « sciences humaines »[9].

Science humaine, voilà peut-être l’écueil écrit en toutes lettres. N’est-ce pas une grave contradictio in adjecto qui pèse lourd sur la profession ? En 2011, n’avons-nous pas régressé par rapport au point où se trouvait la pensée en 1959 quant à la possibilité d’une psychiatrie authentiquement humaine ? L’appui de la phénoménologie est pour cela un atout précieux. Elle ne préjuge pas de ce qu’est l’être humain, mais tente de se mettre à son écoute, sans passer par les déterminations métaphysiques qui ont cours sur « l’âme » ou la psyché depuis deux millénaires et demi de tradition philosophique. Elle fait apparaître ce qui de soi-même n’apparaît pas dans le phénomène ; droit à la chose même, « zur Sache selbst », était le mot d’ordre du fondateur Edmund Husserl. Dans sa lignée directe, Heidegger déclare : « avant la parole et avant l’énonciation, toujours d’abord les phénomènes — et seulement après, les concepts ! » Ce primat absolu du phénomène sur la phénoménologie est une indication de méthode à laquelle il faut toujours revenir. Car la « méthode » d’approche du phénomène humain est primordiale. Le philosophe Pierre Jacerme éclaire le sens de ce terme grec lorsqu’il rappelle que chez Aristote le mot garde « l’idée de chemin (odos) et de questionnement. Ce n’est plus le cas quand la méthode devient un protocole qu’on applique et qu’on suit. »[10] La psychiatrie, précisément, fut elle-même la pourvoyeuse la plus fine de l’observation de l’homme, ce phénomène par excellence. Saura-t-elle poursuivre la tâche au XXIe siècle, demeurant chemin de pensée, questionnement du sens de la folie, ou se renfermera-t-elle en protocole scientifique qui prédétermine l’angle des questions et des réponses ? Il est facile de comprendre pourquoi l’approche phénoménologique du Dasein, radicale, subversive, allant à la source même des conceptions courantes de l’homme, peine à trouver quelque écho à l’époque de Martin Heidegger comme à la nôtre. Recevant tout juste les Séminaires de Zurich en France, nous ne prenons pas encore la mesure de l’impact qu’ils auront sur la théorie et la pratique psychiatriques, voire psychanalytiques. Gageons – espérons seulement ? – un impact aussi grand que la remise en question de l’être humain qui s’y amorce, pour une entente plus libre de la souffrance psychique aujourd’hui.

Nicolas D’Inca







[1] Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, Paris, Gallimard, 2010. édités par Medard Boss, traduit de l’allemand par Caroline Gros en collaboration avec François Fédier.
[2] Heidegger distingue dans son œuvre l’être et l’étant, se référant en cela à la tradition philosophique dès ses commencements les plus matinaux, dès Parménide. Est étant tout ce qui existe, toute chose. « Pour autant qu’être n’est rien d’étant, distinguer l’étant de l’être est ce qu’il y a de plus fondamental et de plus difficile. Cela est encore plus difficile quand la pensée est déterminée par la science, qui ne traite que de l’étant. » Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., p. 48.
[3] François Fédier, dans une interview inédite donnée le 05/02/2011 pour l’association Jeunes&Psy.
[4] « Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite. » Pour une analyse plus détaillée de ces notions voir Martin Heidegger, Sérénité in Questions III, Gallimard, 1966
[5] Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., séance du 10 mars 1965, p. 102.
[6] Sigmund Freud, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la nervosité moderne » in Œuvres complètes, t. VIII
[7] Heidegger disait dans un cours de 1937-38 : « il faut bouleverser ce qui est devenu habituel, il faut des révolutions. La relation originale et de bon aloi à ce qui est initial se trouve pour cette raison dans ce qui est révolutionnaire : par le bouleversement de l’habituel, il remet en liberté le statut en retrait de l’initial. » Traduction F. Fédier, Regarder Voir, Les Belles Lettres, 1995, p. 312.
[8] Derrida, « Let us not forget – Psychoanalysis » in The Oxford Literary Review, vol. 12, n°1-2, 1990
[9] Et ce malgré l’excellent travail de synthèse opéré par Medard Boss, cf. Psychanalyse et analytique du Dasein, Vrin, 2007. Distinguons, au passage, la Daseinsanalyse de Ludwig Binswanger, critiquée par Heidegger lui-même, de l’analytique du Dasein mise en œuvre par Medard Boss dont il soutient les travaux.
[10] Pierre Jacerme, L’éthique à l’ère nucléaire, Lettrages, Paris, 2005

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