Nous poursuivons notre exploration de l’esprit selon le Livre des morts tibétain en compagnie de son traducteur Philippe Cornu, qui publie une nouvelle version du Bardo Thödol chez Buchet-Chastel. Il insiste aujourd’hui sur l’apport crucial de Chögyam Trungpa pour le bouddhisme moderne, en montrant comment les six mondes sont autant de moments de l’existence que traverse l’esprit. Le bardo ne se limite pas à l’après-mort, mais se manifeste selon la tonalité de la conscience au moment présent, colorant l’expérience selon le « scénario de vie » propre à chacun. Ph. Cornu redonne par ailleurs à la notion de bardo son arrière-plan doctrinal, qui date de l’Inde ancienne. Il explique enfin en quoi ce texte et les pratiques associées peuvent aider à surmonter la souffrance, la solidification du vécu douloureux et la perte d’un proche.
Quel est selon vous le meilleur travail à ce jour sur le bardo ?
La meilleure interprétation du Bardo Thödol est celle de Francesca Fremantle, réalisée avec la collaboration de Chögyam Trungpa. Trungpa Rinpoché n’est pas intervenu dans la traduction du texte tibétain, mais il en a fait un commentaire oral qui a été transcrit. Dans son livre, il met à la portée des Occidentaux d’une façon plus pratique et psychologique le contenu du Livre des morts et des bardos, ce qui est une bonne chose car ainsi la tradition n’est pas restée quelque chose d’étranger aux étudiants du bouddhisme.
C’est une histoire très intéressante, car on sait bien que le Bardo Thödol est un livre tibétain, mais on sait moins que l’idée de bardo est une notion ancienne dans le bouddhisme. Elle naît en Inde dans les premiers siècles après la mort du Bouddha. On parle d’antarabhava, l’état intermédiaire (anta, entre et bhava, existence). C’est une période qui commence après le phénomène de la mort et jusqu’à la renaissance, ou plutôt la conception. La question était : comment comprendre la continuité entre une vie et l’autre s’il n’y a pas de soi ? Comment, s’il n’y a aucun élément permanent, se fait la transmission du karma ? C’est à partir de là qu’est née cette idée de poser un antarabhava.
Et qu’est-ce au juste que le bardo ?
Le bardo n’est pas un monde mais un inter-monde, un état de devenir intermédiaire. En fonction des actes de la personne, un karma va mûrir et la projeter dans un scénario particulier d’existence. Par exemple, si on a cultivé la colère, l’agression et la violence toute sa vie, on a créé des imprégnations correspondantes. Cela va créer une projection mentale faite de colère, d’agression et de violence, qu’on va appeler l’enfer. Nous créons nous-même nos propres scénarios, qu’en plus nous devons vivre ! Auteur et acteur du scénario, les six mondes sont six scénarios de vie possibles. Par analogie, le cinéma est très utile pour comprendre le courant de conscience, comme ces images qui se succèdent à une certaine vitesse et créent une impression de continuité. Trungpa a beaucoup utilisé la notion de projecteur : le film est projeté sur l’écran mais la lampe n’est en rien responsable de ce qui est joué, bien qu’elle en soit la source lumineuse. C’est une manière de Trungpa d’expliquer la base primordiale de l’esprit par rapport à l’esprit lui-même qui est une projection. La lampe est la source et non la cause, car causalité comme temporalité n’apparaissent qu’au niveau du film.
Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie. Il n’est d’ailleurs pas le premier à le dire ; il y a des gens pour prétendre qu’il a détourné la tradition pour mettre les six mondes à la portée des Occidentaux. Mais il y a déjà eu un maître zen du XVIIe sicèle au Japon qui l’avait présenté ainsi. Un souverain thaï du XIXe siècle, qui avait été moine pendant 25 ans avant de monter sur le trône, avait lui aussi fait cette analogie des six mondes avec des situations d’existence.
Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement. Et donc, que l’on renaisse dans un scénario avec un environnement et un corps adéquat, car le corps aussi est une production karmique qui vient de l’esprit. Tout est conditionnement par l’esprit, sur une base d’ignorance, de non-compréhension de la vraie nature des choses. Comme on est décalé par rapport à cette source qui est la base primordiale de l’esprit, on interprète tout de travers. C’est ce qui fait mal et c’est pourquoi le samsara est considéré comme étant souffrance, car la souffrance est le résultat d’être décalé par rapport au réel. Ces scénarios sont plus ou moins bons ou mauvais, mais ils ont tous la qualité d’être transitoire.
Que se passe-t-il au moment de la mort ?
A l’origine est la clarté, comme la lampe qui n’est pas impliquée dans le film. C’est comme si nous avions gelé sur place les vagues des phénomènes et vivions sur des banquises où l’eau n’est plus libre. Notre monde est une banquise, une solidification de l’existence. Au moment de la mort, les choses ne sont pas si solides, c’est un moment crucial où les fameux agrégats se désagrègent. Cela ne tient plus. Ce karma est épuisé. Désagrégation physique puis psychique, les concepts sur les choses, les consciences des sens disparaissent, puis la conscience mentale n’a plus d’objet ; reste au bout du compte l’alaya. On découvre la vraie nature de notre esprit, ou plutôt elle se découvre à la fin du processus de la mort, la claire lumière fondamentale de la mort. Le problème est que la vérité est trop éblouissante pour nous. Si on n’a pas déjà eu un aperçu de la claire lumière dans cette vie, on ne va pas la reconnaître mais s’en détourner. Survient alors la vision des déités, qui sont autant d’occasion de libération, car on peut reconnaître qu’elles sont la manifestation de notre esprit. Cela nous ramène à la source, comme on remonte un fleuve. Si malgré tout on n’a pas réussi, les manifestations lumineuses se transforment en réactions karmiques, car le pouvoir du karma mis en sourdine jusque là se réactive. C’est l’entrée dans le bardo du devenir, avec des visions plus ordinaires, semblables à un rêve ou un cauchemar selon les karmas qui se manifestent. Ces hallucinations nous poussent vers une porte de renaissance, la matrice où on va renaître. Il est alors crucial de ne pas aller vers ses habitudes et ses tendances. Car c’est typique, il y a d’un côté les lumières pures et éblouissantes de la sagesse et à côté les lumières ternes, que l’on préfère car elles sont dans nos habitudes. C’est l’erreur que permet d’éviter le chemin spirituel.
Comment ce texte peut-il nous aider dans la vie ?
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un rituel complet accompagnant toute la période de deuil. Il m’est arrivé de le pratiquer pour un ami mort dans un accident. Je l’ai fait pendant vingt-et-un jours après sa mort, puis au 49e jour, j’ai brûlé la carte qui le représentait par son nom ; c’était vraiment un adieu définitif. Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif. Cela pour illustrer que ce texte se pratique et peut nous aider de manière concrète. Il faut comprendre que ce cycle aide le mourant à quitter son esprit ordinaire et à se libérer de ses conditionnements. Ces textes sont réellement utilisés au Tibet lorsque les gens meurent, car pour la tradition tibétaine ce qui compte est l’expérience avant tout.
Bibliographie complémentaire :
Philippe Cornu, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2001
Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979
Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995
Bouddhisme Actualités, N°123, avril 2010. En kiosque actuellement.
Quel est selon vous le meilleur travail à ce jour sur le bardo ?
La meilleure interprétation du Bardo Thödol est celle de Francesca Fremantle, réalisée avec la collaboration de Chögyam Trungpa. Trungpa Rinpoché n’est pas intervenu dans la traduction du texte tibétain, mais il en a fait un commentaire oral qui a été transcrit. Dans son livre, il met à la portée des Occidentaux d’une façon plus pratique et psychologique le contenu du Livre des morts et des bardos, ce qui est une bonne chose car ainsi la tradition n’est pas restée quelque chose d’étranger aux étudiants du bouddhisme.
C’est une histoire très intéressante, car on sait bien que le Bardo Thödol est un livre tibétain, mais on sait moins que l’idée de bardo est une notion ancienne dans le bouddhisme. Elle naît en Inde dans les premiers siècles après la mort du Bouddha. On parle d’antarabhava, l’état intermédiaire (anta, entre et bhava, existence). C’est une période qui commence après le phénomène de la mort et jusqu’à la renaissance, ou plutôt la conception. La question était : comment comprendre la continuité entre une vie et l’autre s’il n’y a pas de soi ? Comment, s’il n’y a aucun élément permanent, se fait la transmission du karma ? C’est à partir de là qu’est née cette idée de poser un antarabhava.
Et qu’est-ce au juste que le bardo ?
Le bardo n’est pas un monde mais un inter-monde, un état de devenir intermédiaire. En fonction des actes de la personne, un karma va mûrir et la projeter dans un scénario particulier d’existence. Par exemple, si on a cultivé la colère, l’agression et la violence toute sa vie, on a créé des imprégnations correspondantes. Cela va créer une projection mentale faite de colère, d’agression et de violence, qu’on va appeler l’enfer. Nous créons nous-même nos propres scénarios, qu’en plus nous devons vivre ! Auteur et acteur du scénario, les six mondes sont six scénarios de vie possibles. Par analogie, le cinéma est très utile pour comprendre le courant de conscience, comme ces images qui se succèdent à une certaine vitesse et créent une impression de continuité. Trungpa a beaucoup utilisé la notion de projecteur : le film est projeté sur l’écran mais la lampe n’est en rien responsable de ce qui est joué, bien qu’elle en soit la source lumineuse. C’est une manière de Trungpa d’expliquer la base primordiale de l’esprit par rapport à l’esprit lui-même qui est une projection. La lampe est la source et non la cause, car causalité comme temporalité n’apparaissent qu’au niveau du film.
Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie. Il n’est d’ailleurs pas le premier à le dire ; il y a des gens pour prétendre qu’il a détourné la tradition pour mettre les six mondes à la portée des Occidentaux. Mais il y a déjà eu un maître zen du XVIIe sicèle au Japon qui l’avait présenté ainsi. Un souverain thaï du XIXe siècle, qui avait été moine pendant 25 ans avant de monter sur le trône, avait lui aussi fait cette analogie des six mondes avec des situations d’existence.
Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement. Et donc, que l’on renaisse dans un scénario avec un environnement et un corps adéquat, car le corps aussi est une production karmique qui vient de l’esprit. Tout est conditionnement par l’esprit, sur une base d’ignorance, de non-compréhension de la vraie nature des choses. Comme on est décalé par rapport à cette source qui est la base primordiale de l’esprit, on interprète tout de travers. C’est ce qui fait mal et c’est pourquoi le samsara est considéré comme étant souffrance, car la souffrance est le résultat d’être décalé par rapport au réel. Ces scénarios sont plus ou moins bons ou mauvais, mais ils ont tous la qualité d’être transitoire.
Que se passe-t-il au moment de la mort ?
A l’origine est la clarté, comme la lampe qui n’est pas impliquée dans le film. C’est comme si nous avions gelé sur place les vagues des phénomènes et vivions sur des banquises où l’eau n’est plus libre. Notre monde est une banquise, une solidification de l’existence. Au moment de la mort, les choses ne sont pas si solides, c’est un moment crucial où les fameux agrégats se désagrègent. Cela ne tient plus. Ce karma est épuisé. Désagrégation physique puis psychique, les concepts sur les choses, les consciences des sens disparaissent, puis la conscience mentale n’a plus d’objet ; reste au bout du compte l’alaya. On découvre la vraie nature de notre esprit, ou plutôt elle se découvre à la fin du processus de la mort, la claire lumière fondamentale de la mort. Le problème est que la vérité est trop éblouissante pour nous. Si on n’a pas déjà eu un aperçu de la claire lumière dans cette vie, on ne va pas la reconnaître mais s’en détourner. Survient alors la vision des déités, qui sont autant d’occasion de libération, car on peut reconnaître qu’elles sont la manifestation de notre esprit. Cela nous ramène à la source, comme on remonte un fleuve. Si malgré tout on n’a pas réussi, les manifestations lumineuses se transforment en réactions karmiques, car le pouvoir du karma mis en sourdine jusque là se réactive. C’est l’entrée dans le bardo du devenir, avec des visions plus ordinaires, semblables à un rêve ou un cauchemar selon les karmas qui se manifestent. Ces hallucinations nous poussent vers une porte de renaissance, la matrice où on va renaître. Il est alors crucial de ne pas aller vers ses habitudes et ses tendances. Car c’est typique, il y a d’un côté les lumières pures et éblouissantes de la sagesse et à côté les lumières ternes, que l’on préfère car elles sont dans nos habitudes. C’est l’erreur que permet d’éviter le chemin spirituel.
Comment ce texte peut-il nous aider dans la vie ?
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un rituel complet accompagnant toute la période de deuil. Il m’est arrivé de le pratiquer pour un ami mort dans un accident. Je l’ai fait pendant vingt-et-un jours après sa mort, puis au 49e jour, j’ai brûlé la carte qui le représentait par son nom ; c’était vraiment un adieu définitif. Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif. Cela pour illustrer que ce texte se pratique et peut nous aider de manière concrète. Il faut comprendre que ce cycle aide le mourant à quitter son esprit ordinaire et à se libérer de ses conditionnements. Ces textes sont réellement utilisés au Tibet lorsque les gens meurent, car pour la tradition tibétaine ce qui compte est l’expérience avant tout.
Propos recueillis par Nicolas d’Inca
Bibliographie complémentaire :
Philippe Cornu, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2001
Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979
Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995
Bouddhisme Actualités, N°123, avril 2010. En kiosque actuellement.
Salut ami d’Outre-Atlantique et un beau bonjour du Québec; merci du partage. C’est tout à fait par hasard, au gré de mes explorations des blogs, que j’ai atterri ici.
RépondreSupprimerIntéressant ce texte, dis donc (tout comme le titre du blog d'ailleurs) Bravo donc! Nous avons bien besoin d'entendre ce genre de choses.
Sur mon blog il y a qq mots d'une Québécoise convertie depuis longtems au bouddhisme tibétain qui a eu plusieurs bardo (LE PHYSIQUE SUBTIL -jan. 2010).
NOTE. Mon blog parle de la connaissance de soi. Si le coeur t'en dit, tu es bienvenu.
I would like to introduce the official website of Martsang Kagyu to Mr.Philippe Cornu.
RépondreSupprimerThe website address as following as below:
www.martsankagyuofficial.org
This could be helping to review the correct information about the Martsang kagyu lineage.