Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mercredi 9 décembre 2009

Jung et le religieux. Entretien avec Michel Cazenave, 2e partie.

Carl Gustav Jung a été un pionnier de la psychologie des profondeurs ou psychologie complexe. Une de ses innovations est le concept de Soi, inspiré de la pensée orientale, dont nous avons souligné la différence avec le moi lors d’un premier article. Il mènera toute sa vie un dialogue fécond avec la religion, ce que nous voulons éclairer dans cette deuxième partie de l’entretien avec Michel Cazenave. Le directeur du CEFRI-Jung évoque pour nous les rapports de Jung au phénomène religieux.



Vous citez souvent Maître Eckhart lorsque vous parlez de Jung ?
Jung se réfère tout le temps lui-même à Maître Eckhart, il est entièrement formé par sa théologie. Dans les Types psychologiques, il y a quinze pages sur Maître Eckhart. Sur le fait qu’on ne peut rien dire de Dieu, qu’on ne peut en connaître que ce qui est dans l’âme, ce que Maître Eckhart appelle le « Dieu manifesté », qui n’est pas la déité en soi. Il fait la différence entre deus et deitas. Il y a l’abîme de Dieu, devant lequel on ne peut qu’être silencieux, et en faire une expérience illuminante. C’est la deitas. Et l’abîme en tant qu’il se révèle est le deus revelatus, qui n’est jamais que la manière dont nous nous le représentons. Et Jung dit toujours, « moi je suis psychologue, je ne veux pas faire de métaphysique ». Il ne peut donc que prendre la métaphysique selon la manière dont elle est vécue psychologiquement. Mais en sachant très bien que la métaphysique est la bordure de la psychologie.


Pourriez-vous nous dire quelques mots de la théologie négative ?
La théologie négative est cette idée que lorsque nous disons « Dieu existe », nous ne pouvons que nous tromper. Car « existe » dans ce cas n’est pas l’existence telle que nous la vivons dans notre monde, il s’agit plutôt d’une « surexistence ». Nous ne pouvons pas définir notre principe et notre horizon, car c’est la condition de possibilité de notre existence et de notre pensée. On ne peut en parler que de manière négative, ce n’est pas ceci, ce n’est pas cela ; et naturellement, ce n’est ni l’absence de ceci ni l’absence de cela. Ce n’est pas à proprement « rien ». Un néant suressentiel. Au-delà même de l’essence, car lui affecter une essence serait encore du domaine de la représentation. Selon notre vocabulaire, ce n’est rien. Cela nous échappe de partout, quoi qu’on puisse dire ce sera toujours faux, toujours à côté, on ne peut procéder que par négation, comme si on circonscrivait un trou de la pensée, pour préserver Dieu, le mystère, le principe.


Jung lui-même emploie ce mot de Dieu ?
Sa position est claire, dans une interview à la BBC on lui demandait s’il croyait en Dieu, et il répondit tranquillement : je ne crois pas, je sais. En même temps il précise bien que dans notre culture il est admis de parler de Dieu, donc il se sert de cette dénomination. Quasiment comme une convention de langage. C’est l’origine de tout. L’Un d’avant tout, dont on ne peut rien dire, silence. Il n’y a que l’expérience qu’on peut en faire. Strictement indicible, comme le satori. Il bâtit là une notion d’universel singulier, l’universel ne peut se vivre que dans la singularité d’une personne, pour autant que la personne s’est dépassée elle-même. Jung explique bien que le centre de l’homme est un vide, un vide créateur, le Soi, à partir duquel l’homme se construit réellement. C’est pourquoi par exemple le développement personnel est du pur narcissisme. C’est la culture du moi, or c’est précisément ce qu’il faut dépasser.


Dans sa compréhension de l’homme et de la folie, Jung a donc été marqué par la spiritualité issue de toutes les grandes traditions ?
Dès qu’on parle de spiritualité, on voit bien les présupposés philosophiques différents selon qu’on l’envisage comme processus de sublimation ou qu’on la prend au sérieux en tant que telle. C’est le cas de Jung. Le maître soufi Ibn’Arabi décrit « l’arc de la descente », de Dieu vers le monde en passant par le monde imaginal, et « l’arc de remontée » pour les mystiques. On peut penser que les autistes s’en sont arrêtés au monde imaginal, dans l’arc de la descente. Entre psychiatrie et mystique, il y a à la fois une parenté profonde et une différence radicale. Les mystiques ne sont certainement pas des fous. Car cela fait une différence selon qu’on soit passé par l’incarnation ou pas. Ne pas avoir accédé au moi ou dépasser le moi, ce n’est pas la même chose. On peut en tout cas poser la question aux psychiatres : pourquoi tant de délires mystiques ? Le psychotique est peut-être un mystique qui ne peut pas aboutir. Il ne s’agit pas de nier la maladie mentale en tant que telle, mais si cela insiste tellement, cela doit signifier quelque chose. C’est là qu’il faut tenir l’identité et la différence. Ce que retrouve largement Jung, c’est la pensée que développe Platon dans le Phèdre, quand Socrate dit que la folie est un bienfait pour l’humanité. Il y a la mauvaise folie, la maladie mentale et la bonne folie où l’on est dépossédé de soi, on a dépassé le moi et on est pris par « cela » qui nous emmène autre part.


Vous avez vous-même étudié auprès de l’islamologue Henry Corbin. Que lui doit Jung dans sa pensée ?
Jung a beaucoup travaillé avec Henry Corbin, dès 1945 ils se voient chaque année. Corbin nous montre qu’il y a une puissance de pensée extraordinaire dans la mystique. Notre temps ne connaît plus que le couple rationnel/irrationnel. Mais la raison a ses limites et ses propres impasses, et alors nous passons à ce que Henry Corbin appelait le « transrationnel ». L’irrationnel est de l’ordre de la régression, le transrationnel de l’ordre du dépassement. La psychose serait du côté de l’irrationnel, le mystique du transrationnel. On n’abandonne pas la raison mais on sait bien qu’à un certain moment elle ne peut plus rendre compte, et on passe à autre chose. Ce qu’on ne comprend pas chez Jung, qui parle tant du religieux en précisant que ce n’est pas « religare », relier, invention tardive ; mais « relegere », relire, le scrupule, la manière d’examiner. La religion est donc de l’ordre de la pensée rationnelle ! Un homme religieux est un homme qui se pose des questions : ce qui me dépasse, qu’est-ce que ça me veut ? Qu’est-ce que ça attend de moi, à quoi est-ce que je suis appelé ? Jung sur le fronton de sa maison avait fait graver cette phrase en latin : « Appelé ou non appelé, le dieu sera là ». Le dieu, au sens très large, fera irruption dans ma vie et me forcera à examiner ce qui est attendu de moi. Et pourtant, en entrant dans la maison, dans l’anti-chambre, un buste de Voltaire ! Il n’est jamais question d’abandonner la raison, même si on la dépasse. Car si Jung a été proche du catholicisme par l’importance accordée au symbolique, il restera toute sa vie protestant car il y trouve ce à quoi il ne peut renoncer : le libre examen.


Propos recueillis par Nicolas d’Inca

Bouddhisme Actualités, décembre 2009

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