Jung est mal connu en France. Si on dépasse les querelles d’écoles entre psychanalystes, que sait-on réellement de Jung ? Michel Cazenave est responsable de la traduction française de l’œuvre jungienne depuis maintenant vingt-cinq ans. Philosophe, poète, producteur à France Culture avec « Les vivants et les dieux », il a fondé le Centre d’Etude et de Recherche Francophone Carl Gustav Jung. A l’occasion du colloque « Psychanalyse et Bouddhisme. Au-delà du sujet, la liberté ? » qui aura lieu à Paris le 19 décembre, il nous a fait l’honneur d’accepter de répondre à quelques questions sur ce thème. Son intervention portera sur une « Relecture de Jung : le complexe du moi et son nécessaire dépassement (Jung et la spiritualité orientale) ».
Qu’en est-il de la notion de sujet ou de subjectivité en psychanalyse ?
Qu’en est-il de la notion de sujet ou de subjectivité en psychanalyse ?
Le moi chez Jung n’existe pas en tant que tel. C’est une illusion. Le sujet n’existe pas. Cela me semble évident, ce que nous appelons la subjectivité, il faudrait arriver à s’en défaire un jour. On la présente comme un progrès de l’Occident mais je crois que c’est une grande perte de l’Occident. Evidemment, il faut nuancer un peu. Fondamentalement, je pense que l’être humain n’est pas un sujet, car il n’est que l’espace où se manifeste autre chose que son propre moi. En même temps, on a aussi besoin d’un moi, même si en tant que jungien, je pense que le moi est un pur complexe, ou un agrégat pour prendre ici un vocabulaire bouddhiste. Lorsque le « cela » s’est révélé, le moi s’est transformé. Ce n’est plus l’ego de la subjectivité, c’est simplement le réceptacle que nous sommes pour que puisse se manifester ce « cela ». C’est le Soi tel que l’entend Jung, quand il dit qu’il s’agit de passer de « je vis » à « cela vit en moi ». A partir d’un certain stade du processus, le moi n’existe plus que pour refléter le Soi. S’il n’y a pas de réceptacle au Soi, comment va-t-il se apparaître ? S’il n’existe pas quelque chose, comment le principe totalement inconditionné ou la vacuité va-t-elle se manifester ?
Cela rejoindrait la notion bouddhiste de vacuité ?
Je crois que c’est très clair. Quand Jung parle du Soi, il faut bien comprendre qu’il le prend au sens strict. Il le définit toujours comme un concept-limite, c’est-à-dire un concept à la limite de la psychologie et de la métaphysique, pour ne pas dire spiritualité. Dans le Commentaire du Mystère de la fleur d’or, il reprend l’expression qui consiste à dire que c’est « un concept-limite à valeur négative ». Il s’inscrit alors dans toute la tradition occidentale de la théologie négative, selon laquelle le principe, on ne peut strictement rien en dire. Jung le dit souvent, ce qui m’intéresse aussi dans la psyché humaine, est de l’ordre de la finalité, c’est-à-dire ce à quoi je suis appelé. D’où est-ce que nous venons et en même temps à quoi est-ce que nous sommes appelés ? Au dépassement de nous-même. C’est l’idée que dans la psyché humaine, tout est processus, tout le temps en train de changer. Quand il parle d’individuation, il pense à un processus continu, un chemin qui change sans cesse. On n’est jamais arrivé – sauf dans certaines expériences particulières, et là Jung cite le satori ou le samadhi. En-dehors de ces expériences, on n’est jamais arrivé et d’ailleurs même du satori, on en sort ! Il a quand même eu de très longues discussions avec D.T. Suzuki, ils ont travaillé des années ensemble au cercle d’Eranos. Jung a écrit tout un ensemble d’articles sur le Bardo Thödol, le livre de la grande délivrance, qu’à l’évidence Suzuki lui avait donné à lire.
Jung avait donc un vrai rapport au bouddhisme ?
De ce point de vue-là, il est assez proche de Rudolf Otto, qui compare Maître Eckhart et Maître Dogen. La position de Jung est de dire : effectivement, ils aboutissent à un point commun, en même temps on ne peut pas oublier que l’un est chrétien et que l’autre est bouddhiste. Cela s’inscrit donc dans des horizons différents et avec des conséquences différentes. Il y a toujours cela chez Jung, la volonté de trouver le plus primordial, le plus originaire, le plus principiel si on peut dire, et en même temps de voir dans quelle réalité nous sommes inscrits. Chez Jung, contrairement aux autres psychanalystes, on ne peut pas dissocier la sexualité de la spiritualité. Il cherche une conjonction des opposés entre les deux. C’est vrai qu’alors la sexualité n’est plus exactement celle que nous connaissons, et la spiritualité également est différente, plus proche du taoïsme ou du tantra.
C’est-à-dire une spiritualité incarnée ou corporelle ?
Et oui, bien sûr ! Dans la manifestation du principe, le moment où le corps et l’esprit ne sont pas encore séparés. En même temps chez Jung, la pensée du monde intermédiaire ou monde imaginal est centrale. Jung avait mis au point l’imagination active, la manière dont un certain nombre de structures archétypiques se mettaient en branle, grâce à des visualisations. On est très proche du thème de la dakini. Mais ce n’est pas une projection. C’est l’anima en tant que structure vide, la face féminine du divin, qui se manifeste dans un acte d’imagination créatrice. Elle existe par elle-même dans le monde imaginal. Ce n’est pas une représentation, ni une entité réelle, mais elle se trouve dans le monde intermédiaire. Imaginatio vera non fantastica, comme disent les alchimistes, une imagination qui crée son monde non imaginaire. Nous sommes très proche de la pensée bouddhique du sambhogakaya. A une certaine profondeur d’expérience intérieure, avec des variations selon les cultures, il y a quand même un certain type d’expérience commun.
On demandait à Jung à quoi ressemblerait sa pensée s’il pouvait se défaire de toute théorie, il aurait répondu : ah ! ce serait du pur Zen. Qu’entendait-il par là ?
Je relisais un écrit de Jung à partir d’un texte taoïste – mais le taoïsme rencontrant le bouddhisme a donné le Ch’an – où il parle de la découverte de la réalité dans le pur instant. Je crois que cela a à voir avec cette notion, et aussi avec ce qu’il entend par la « synchronicité », où le non-temps fait irruption dans le temps. On a alors une vision immédiate d’un autre type de réalité. De la Réalité dans la réalité. Cela change notre rapport au monde. La question est de comprendre comment on découvre le vide. Dans le Commentaire sur Le Mystère de la fleur d'or Jung consacre quarante pages sur le vide. Il emprunte énormément au bouddhisme et au tao. Jung nous invite non pas à le croire sur parole mais à vérifier par nous-même et à remettre ces questions au travail. La psychanalyse devrait être tout le temps à réinventer.
Propos recueillis par Nicolas D’Inca
Carl Gustav Jung, La réalité de l’âme, Livre de Poche, 2007 et Commentaire du Mystère de la fleur d’or, Albin Michel, 1994.
Dictionnaire Jung, Ellipses, 2008, collectif.
Article paru dans Bouddhisme Actualités, novembre 2009
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