Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

jeudi 8 octobre 2009

Y a-t-il une vie après l’ego ?


Le terme de « non-ego » fait peur. Il est mal compris, mais peut-être aussi mal expliqué. Souvent les gens se demandent : Ne faut-il pas d’abord construire son moi et le rendre plus fort, avant d’oser s’aventurer sur le dangereux terrain du non-moi ? Y a-t-il une vie après l’ego ? A cette question, la tradition bouddhiste et l’école de la psychanalyse, en apparence si éloignées, se rejoignent sur l’essentiel.

Les trois marques de l’existence
Le bouddhisme de son côté répond : le moi n’existe pas. L’ego est une illusion sans fondement qui nous emprisonne et nous tue, en nous faisant croire à une personne stable et rassurante, que chacun situe quelque part vers l’intérieur de soi, et appelle affectueusement son moi. Ce qui est une drôle d’idée, les textes précisant bien que s’attacher à un moi revient à traîner derrière soi un cadavre. Les notions d’impermanence et de non-ego sont des enseignements fondamentaux du Bouddha, et constituent avec la souffrance les « trois marques de l’existence ». La traduction ici est sans doute maladroite, et il serait plus juste de parler de mouvementation, de transformation, de non-solidité des phénomènes plutôt que d’« impermance » ; et de dire non-saisie, impossibilité de s’accrocher à un caractère figé de la réalité, absence de limitation des êtres et des choses, au lieu de « non-ego ». Car ce terme, loin d’être négatif, désigne plutôt une liberté qu’une privation. Le non-ego est une notion positive, contrairement aux idées reçues. La vérité de l’homme est le non-moi, rien d’autre – ce qui n’est pas sans rapport à sa nature éveillée. Cette perspective radicale interdit tout dogmatisme identitaire. Un bouddhiste ne pourra jamais vous reprocher d’avoir « trop d’ego » sauf à nier les enseignements, puisque la vacuité du non-ego est première.

Le moi imaginaire
Quant à la psychanalyse, elle répond : le moi est une erreur de point de vue. Freud, de manière révolutionnaire, découvre l’envers de la conscience fondée sur l’ « ego cogito » cartésien. Cet envers est l’inconscient, qui force le sujet moderne, le sujet de la science, à reconnaître qu’il n’est pas le maître en sa demeure. Le moi est une surface qui ignore les profondeurs. Jamais l’être humain ne peut s’y limiter, encore moins s’y identifier sans tomber dans une forme ou une autre de folie. La psychanalyse a parfois dévié de ses buts premiers et a été récupérée par le consumérisme de nos sociétés occidentales, qui veulent des réponses rapides et sans équivoque. Que le moi soit une illusion est alors oublié au profit de son amélioration, de sa plus grande adaptation, de son confort et de sa réussite. Tout cela est sans doute très valable, mais repose sur le malentendu fondamental qui consiste à se prendre pour son moi. Le fantasme de pouvoir un jour se saisir complètement soi-même, et atteindre par là un état permanent de sécurité et de possession, est voué à l’échec. Nous ne pourrons qu’être déçus, car c’est impossible. Heureusement, le travail de Jung, de Lacan, de Dolto va également dans le sens du non-moi. L’homme est habité, par exemple par le langage, et la parole le parle sans qu’il puisse la maîtriser de l’extérieur. Le moi, pour Jacques Lacan, est une instance imaginaire de contrôle et de méconnaissance. L’ignorance, l’illusion, la tromperie le caractérisent. La cure analytique permet la traversée des apparences, pour se retrouver de l’autre côté du miroir et échapper à l’emprise du narcissisme qui prend le reflet pour un être existant en soi.

Au-delà de l’ego, la liberté ?

Ce leurre fondamental qu’est le moi*, ce prétendu sujet qui considère son monde comme un objet, est dénoncé par la psychanalyse, qui rejoint là l’enseignement central du bouddhisme que constitue le deuxième tour de roue, à savoir la découverte de la vacuité. L’être humain a la possibilité de s’ouvrir à un espace qui dépasse largement les limites de quelque moi qu’on puisse s’évertuer à construire. Cette reconnaissance passe notamment par la pratique de la méditation assise, qui en nous posant sur le sol et en nous ouvrant au ciel, constitue un véritable soulagement et peut-être même nous rend à notre liberté première. Le moi se constitue de névroses comme l’ego de conditionnements mentaux, et dans la pratique, libre à nous d’en défaire les jeux. La construction du moi ne nous libérera jamais, elle va au contraire nous enfermer. Lacan, dès son fameux discours de Rome en 1953, insiste : il faut en finir avec le moi. La psychologie est une impasse. Tout l’enjeu est d’accepter que notre être est plus grand que tout ce que pourra en dire le moi. L’idée même de se construire n’est possible qu’à partir du fait que le moi est non-solide.
La conscience n’est pas l’ordre de mesure de l’être. Ce n’est pas en le décidant ou par un effort de volonté que nous arriverons à nous construire. On ne peut donc pas dire qu’il faut un moi solide pour entrer dans le non-moi. Au contraire, c’est quand il y a du non-moi, du non-ego, de la vacuité, que l’on respire, que l’on peut accéder à une certaine liberté. Notre être est absolument insaisissable, car quelque chose d’ouvert se tient toujours en nous, et donc un accès possible à la liberté. Ici les distinctions entre bouddhisme et psychanalyse ne sont pas si étanches qu’on le croit. Dans un travail analytique, on s’ouvre de manière réelle à quelque chose de plus vaste que soi. Il ne saurait y avoir de jugement de valeur en ces domaines, il nous faut au contraire sortir des catégories et entrer dans l’expérience.


Nicolas D’Inca



* « Au-delà du sujet, la liberté ? » est le thème du colloque « Bouddhisme, Méditation et Psychanalyse », qui se tiendra à Paris le samedi 19 décembre 2009. Interventions : Michel Cazenave, philosophe et poète, « Relecture de Jung ». Alain Gaffinel, médecin urgentiste, « La méditation est-elle une thérapie ? ». Jean-Luc Giribone, écrivain et éditeur, « A la recherche du moi : une lecture croisée de Chögyam Trungpa et de Jacques Lacan. » Fabrice Midal, docteur en philosophie, enseignant la méditation, « L’ego dans le bouddhisme. Structure d’une illusion. » Jean-Jacques Tyszler, psychiatre, psychanalyste, « Y a-t-il un sujet de l’inconscient ? »

Bibliographie
Chögyam Trungpa, Le mythe de la liberté, Seuil, 1979
Fabrice Midal, Quel bouddhisme pour l’Occident ?, Seuil, 2006. Voir en particulier le chapitre II. A. « Le bouddhisme face à la psychologie et la psychanalyse »
ABC du bouddhisme, Grancher, 2008, par exemple « Le non ego », « L’impermanence », « L’interdépendance », « La vacuité »
Pierre Jacerme, Monde, déracinement, présence des dieux, Editions du Grand Est, 2009. Voir en particulier les pages 15 et 24-30 sur le stade du miroir.

Article paru dans le numéro d'octobre 2009 de "Bouddhisme Actualités"

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