C'est un événement, la prestigieuse revue Psychiatrie Française a publié in extenso l'entretien avec Jean-Luc Giribone sur le thème de la rencontre entre le bouddhisme et la psychanalyse. L'article dans son entier se trouve dans le N°1/2010, pp.133-145. En voici un premier extrait offert aux lecteurs du blog Psychologie et Méditation.
"Jean-Luc Giribone est agrégé, professeur de lettres, il a longtemps exercé des fonctions éditoriales en sciences humaines au Seuil. Il a œuvré pour la diffusion de l’école de Palo Alto en France, a suivi le Séminaire de Jacques Lacan, il est l’auteur de Le rire étrange. Bergson avec Freud (éd. du Sandre, 2008). Il est l’invité d’un colloque, organisé par l’association de psychologues Jeunes&Psy, dont le thème est « Au-delà du moi, la liberté ? Psychanalyse, Philosophie et Méditation » qui aura lieu à l’Institut de Psychologie de l’université Paris V le 27 novembre 2010. C’est à cette occasion qu’il rencontre Psychiatrie Française et nous expose les rapports peu connus mais profonds entre la psychanalyse et la pensée bouddhiste. Et ce, avec une érudition où se mêle l’humour, dans un parcours qui nous amène de Freud à Chögyam Trungpa, de La Rochefoucauld à Gregory Bateson, de Lacan au Zen… où l’on voit que le moi n’est pas loin d’une formation symptomatique. Des ponts sont possibles et Jean-Luc Giribone nous aide à les jeter par-dessus des eaux encore peu fréquentées.
Nicolas D’Inca : Psychanalyse et bouddhisme, le thème peut surprendre, nous allons essayer de comprendre avec vous le rapport entre le monde de la psychologie et celui de la spiritualité. Ces deux champs sont longtemps restés séparés. Voyez-vous dans cette invitation de la part de ce collectif de jeunes psychologues cliniciens un signe que les temps ont changé, que l’université ou le monde scientifique s’ouvrent peut-être à un dialogue possible ?
Jean-Luc Giribone : Tout à fait, et j’irai même plus loin, c’est quelque chose que j’attends depuis longtemps, depuis une vingtaine d’années pour être précis. On est toujours ému et surpris de constater que les fruits finissent par être mûrs, sans qu’on ai fait grand chose pour qu’ils le soient, parce que le passage du temps a créé une nouvelle situation qui permet un dialogue qui jusqu’alors n’était pas possible. Après tout, il est compréhensible que le monde « psy », celui des thérapeutes et des psychanalystes, nourrisse de l’intérêt à l’égard de ces pratiques qui sont faites pour induire un changement et sont par conséquent intéressantes en elles-mêmes. Elles portent une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler le changement intérieur, le progrès intérieur, réflexion immémoriale qui n’est pas seulement présente dans le bouddhisme. Je trouve extrêmement intéressant, même d’un point de vue séculier ou profane, d’essayer de comprendre ce que ces gens ont « isolé », par exemple cette notion d’ego, notion fondamentale tant pour le bouddhisme que pour la psychanalyse.
Nicolas D’Inca : Le dialogue entre bouddhisme et psychanalyse est une nouveauté, mais une nouveauté seulement en France, puisque des rencontres ont eu lieu dans les pays anglo-saxons ou en Suisse dès l’après-guerre, dès les années 50 ou 60. Cette réflexion arrive seulement maintenant en France. Il faut dire qu’à la différence de l’époque, les gens pratiquent aujourd’hui la méditation. Est-ce que cela marque une évolution positive dans l’approche occidentale du bouddhisme selon vous ?
Jean-Luc Giribone : Oui, il me semble. Je crois que le plus catastrophique serait que le bouddhisme soit limité à son pré carré, considéré comme une sorte de « chose orientale » qui séduit quelques esprits mais qui au fond n’a rien à nous dire. Je pense au contraire, et je ne suis pas le seul, qu’il est très important que l’Occident s’ouvre à cet autre continent culturel, spirituel, philosophique. Il faut souligner ce fait que le bouddhisme défie notre système de catégorie classique. Il est unique dans son ensemble, pour employer des termes mathématiques, il appartient à un ensemble dont il est pour nous le seul élément. Cela a sans doute nuit d’une certaine manière à son extension, ce fait que nous ne sommes pas parvenus à le faire entrer dans nos catégories occidentales habituelles. En même temps, c’est tout à fait son intérêt, car il appartient à une carte du monde dans laquelle ces choses-là que nous appelons religion, spiritualité, morale pratique, politique, art, sont reliées. S’il nous rappelle quelque chose à nous autres Occidentaux, c’est l’époque où ces champs n’étaient pas séparés, à l’époque dite des « Présocratiques », où les champs de la pensée communiquent ensemble et sont liées profondément pour décrire le même lieu. Puis, il y a eu ce que Bourdieu appelle l’autonomisation des champs, grâce à laquelle ils ont acquis force et stabilité. C’est ainsi que s’est constitué l’Occident, avec sa richesse de pensée. Il ne s’agit pas de le nier, mais de comprendre que cela ayant eu lieu, nous arrive un monde culturel dont la cartographie est différente. Il y a là quelque chose de fort, même si l’apparition du bouddhisme ne s’est pas faite sans ce que l’auteur contemporain Chögyam Trungpa appelle le « matérialisme spirituel ». Le goût des « orientaleries », comme on dirait le goût des japonaiseries ou chinoiseries, est incontestable et on ne peut le nier. Mais il y a quelque chose de plus profond, qui est une réflexion de l’Occident sur lui-même, qui ne serait ni mea culpa ni reniement, mais plutôt une vision où il se voit lui-même.
Nicolas D’Inca : Ce que vous dites là, c’est que le bouddhisme arrive en Occident à un moment très particulier de son histoire, au moment où il peut avoir un regard sur sa propre histoire. Et au moment où les différentes disciplines sont séparées en champs qui communiquent peu, c’est peut-être le bouddhisme qui pourrait permettre d’avoir une vue d’ensemble. Il se trouve que le colloque « Au-delà du moi, la liberté ? » a comme sous-titre « Psychanalyse, Philosophie et Méditation ». Vous pointez bien que ces trois champs sont liés. La pensée tient une place très importante dans la vision de ce colloque, qui viendrait alimenter, soutenir une pratique thérapeutique. On sait par ailleurs que vous êtes ancien élève de l’Ecole Normale Supérieur, que vous avez écrit un livre Le rire étrange. Bergson avec Freud qui est justement un dialogue et qui montre que vous êtes sensible à la dimension philosophique de la psychanalyse, puisque vous essayez de retrouver les liens entre ces deux traditions.
Jean-Luc Giribone : En effet, c’est la question du lien. Quand on met en relation deux champs, il faut se demander : quelle mise en relation est artificielle ou factice, et laquelle au contraire est justifiée, féconde, épistémologiquement fondée ? Je me suis toujours méfié des vastes synthèses, cela n’a jamais été ma démarche, qui est plutôt intuitive. Dans le livre auquel vous faisiez allusion, ce qui m’a frappé c’est que la description magnifique que donne Bergson du comique, fait écho non pas tant au mot d’esprit de Freud, mais sur ce qu’il dit par ailleurs sur l’inquiétante étrangeté. Un certain nombre de thèmes sont quasiment les mêmes, comme la répétition par exemple. En fait il ne s’agit pas de faire la synthèse entre Bergson et Freud mais d’essayer de comprendre cette parenté, de l’interroger et de l’interpréter. Il s’agit de se demander si l’un parlant du comique, l’autre de l’inquiétante étrangeté – c’est la thèse du livre – ne parlent pas tous deux de la même chose, du même lieu vu selon des perspectives différentes. En ce qui concerne le bouddhisme et la psychanalyse, c’est d’ailleurs le centre même du colloque, je trouve que le lien incontestable se trouve dans cette notion d’ego.
Nicolas D’Inca : Jean-Luc Giribone, le thème du colloque est « Au-delà du moi, la liberté ? », qu’en est-il de cette notion de moi, d’ego, de sujet ? Pourquoi cette question est-elle si cruciale pour la psychanalyse aujourd’hui au XXIe siècle et pourquoi est-elle également si importante pour comprendre le bouddhisme en Occident ?
Jean-Luc Giribone : Effectivement, il y a eu un changement de valeurs, je crois qu’on peut le dire ainsi même si le colloque amènera des formulations plus précises, de la notion d’ego de Freud à Lacan. Lacan dit bien qu’il est freudien, il l’est en effet, car un certain nombre de formulations lacaniennes trouvent leur origine chez Freud. Il n’en demeure pas moins qu’on est passé d’une vision de l’ego comme lieu d’une synthèse psychique à une autre notion, assez différente, d’une instance qui est fondamentalement dans la méconnaissance de la vérité du sujet. La fonction du moi telle qu’elle se repère dans le rêve ou dans le comportement quotidien, consiste très largement à méconnaître, à ignorer une certaine vérité qui sourd du sujet, le constitue et qu’il ne veut pas reconnaître comme venant de lui. Le sujet veut se situer à ce niveau du moi et ce qui se passe en lui à cet autre niveau, il ne veut pas en entendre parler car ce n’est pas son image dans le miroir. Le fameux texte de Lacan parle du Stade du miroir où l’enfant se voit enfin comme unité, pour la première fois – on ne le peut jamais en réalité, n’étant à ses propres yeux qu’un corps morcelé. Mais le problème est que je me vois comme un autre. Le moment où j’accède à l’unité est aussi celui où elle est aliénée. Cette instance dans laquelle je vais toute ma vie essayer de me situer, je ne vois pas en même temps qu’elle s’est construite dès le départ comme une instance aliénante."
(A suivre)
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