L’art d’être humain
Comment présenter la méditation avec profondeur et clarté ? Comment lui permettre de trouver une juste place dans notre monde, à même de répondre aux grandes questions de notre société ? L’outil pour atteindre à plus de calme à laquelle elle est trop souvent réduite ne peut suffire. Loin de se limiter à une technique qui nous resterait étrangère, elle touche à l’essentiel car la présence qu’elle développe change l’entièreté du rapport à l’existence. La méditation ouvre avant tout un autre espace de vie, et permet donc une autre entente de l’être humain. « La méditation comme art de vivre » : car être humain s’apprend, avec peine certes en une époque où l’humanité est souvent utilisée à des fins économiques et par là bafouée, mais s’apprend toujours. De même que la langue en poésie n’est pas instrumentalisée mais rendue à sa liberté, de même l’esprit en méditation n’est pas utilisé mais rendu à son plein déploiement. La portée de la méditation entendue en ce sens est grande, puisqu’elle pourrait permettre d’établir un nouvel humanisme moderne, reposant sur la présence nue et la fragilité du cœur humain, deux dimensions non fabriquées. Les résonances pour la vie en commun, l’aspect proprement politique d’une telle démarche, sont évidentes. Cette voie de libération a transformé la vie de milliers de pratiquants depuis vingt-six siècles. Comment va-t-elle œuvrer dans notre monde ? La philosophe et résistante Simone Weil écrit : « C’est en désirant la vérité à vide, et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu, qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Le parallèle avec notre pratique méditative est manifeste. Désirer la vérité à vide… et alors quelque chose vous est donné. Personne n’en est l’auteur, aussi ce qui s’éclaire de cette lumière inattendue est-il vrai. Dans cet espace de vérité retrouvé grâce à l’attention ouverte, une autre parole devient possible. Quel nom peut-on donner à cette face neuve de l’expérience ? « La poésie se moque de nos bavardages. Elle ouvre l’autre visage du monde. Le seul. » écrit Fabrice Midal, nommant ainsi l’espace de la méditation : poésie. Une œuvre d’art invisible, une parole silencieuse, en somme. Et si la méditation était avant tout une voie poétique pour devenir plus humain ?
La poésie en méditation et en psychanalyse
Affirmer que la méditation ait un rapport si profond avec la poésie peut surprendre. Cela paraîtrait sans doute tout aussi étrange si les psychanalystes s’en réclamaient, et rapprochaient leur pratique d’une tentative de poème. C’est pourtant l’inflexion suivie par Jacques Lacan, dans sa quête renouvelée d’un rapport plus libre au désir où l’ignorance n’aurait pas le dessus sur la vérité. Dans son séminaire de 1976-77 « L’insu-que-sait de l’une-bévue s’aile-à-mourre » (non publié), un de ses derniers, il incite les psychanalystes à s’inspirer de la poésie dans leurs interventions auprès des patients. Ne cherchant nullement à revenir sur sa proximité de jeunesse d’avec le mouvement surréaliste, – mais désignant une manière neuve de redonner à la parole toute son inventivité, toute sa réalité individuelle, dans ses chatoiements les plus divers. Il s’agirait, dit-il, de « donner l’idée d’une structure qui incarne le sens d’une façon correcte », c’est « le tour de force » que réalise le poète. Lacan ira même jusqu’à dire « il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation », ce qui renouvelle l’entente de la psychanalyse loin du carcan des concepts déjà connus d’avance, rendant la part de création propre à tout travail thérapeutique. Pour le dire en langage lacanien, le lieu de l’Autre est ouvert par le poème qui est question maintenue ouverte plus que réponse, tentative de dire sans points de référence. De même Francis Ponge écrit : « La poésie est à la portée de tout le monde ; si tout le monde avait le courage de ses goûts et de ses associations d’idées et exprimait cela honnêtement, tout le monde serait poète ! La difficulté c’est que les mots sont tellement poussiéreux, il faut leur redonner de la vivacité… »
Ici le travail supposé de l’analyste, celui du poète et celui du méditant convergent parfaitement. Dans des mondes différents, ils visent à redonner sa vivacité à la vie, à retrouver une parole libérée, la justesse de son désir profond, à sortir enfin du règne de l’utilité. C’est cela qui est si touchant. Car le miracle, il faut bien l’appeler ainsi en nos temps de pression quotidienne et démesurée qui pèse sur l’homme, est le fait qu’une séance de psychanalyse s’abstrait de toute évaluation directe. Dans ce lieu autre, on se raconte, sans savoir à quoi cela sert. En ce sens une analyse est un espace poétique qu’il est possible de se ménager dans l’existence. Enfin, respirer, reprendre son souffle, et pouvoir dire. Parler pour rien, au hasard des mots, des images et des réseaux de souvenirs ou de significations qui s’imposent dans une logique qui échappe à l’emprise du moi. L’enseignement de la psychanalyse reste vivant lorsqu’on peut entendre qu’elle a partie liée avec la poésie, dans un lien irréductible qui est celui de la parole. La méditation de même, par la liberté et la lucidité qu’elle ouvre.
Une épopée dans l’amour
Lacan a par ailleurs désigné ce dont il s’agit dans une analyse par le terme d’épopée, car il s’agit avant tout de narrer son existence. Il faut bien reconnaître que le chemin de la méditation est semblable dans sa vision, sinon dans ses moyens. « Le cœur de la méditation doit permettre à chacun de questionner sa propre expérience et de trouver les moyens de sa propre liberté, de retrouver un rapport plus authentique à sa propre vie » expliquait Fabrice Midal. Dès lors pourquoi se joindre à d’autres pratiquants pour mener une épopée par définition solitaire ? Pourquoi écouter les enseignements donnés par un autre, alors que nous aspirons à nous libérer des discours ? Le psychanalyste Carl Gustav Jung écrivait à ses disciples : « Je ne veux être pour vous ni un sauveur, ni un législateur, ni un éducateur. Allons, vous n’êtes plus des enfants. Légiférer, vouloir améliorer, faciliter est devenu une erreur et un mal. Que chacun cherche son propre chemin. Le chemin conduit à un amour réciproque dans la communauté. » Le programme est exemplaire. Chacun a à chercher son propre chemin. Mais il ne faut pas ignorer que s’il n’y a pas de règle universelle, il n’en demeure pas moins des structures communes à l’expérience, toujours partageables avec d’autres. D’autres cheminent aussi et ont en vue la même direction, ce qui fait communauté ; de ce partage naît l’amour dans un sens absolument pas naïf mais très ample. Etre attentif, par exemple lorsqu’on s’ouvre à l’autre tel qu’il est, voilà un geste d’amour. Chercher une voie pour vivre en commun et donner droit à l’humanité est un geste d’amour. Prendre sa vie au sérieux, se rendre plus sensible et disponible au monde, est amour. Alors seulement nous pouvons nous détendre avec ce que nous sommes, malgré ombres et imperfections, et nous autoriser à entrer en rapport à la situation dans son ensemble, les autres y compris. Toucher son cœur – nulle promesse – illumine le simple fait d’être humain.
Nicolas D’Inca
Photo copyright Manuela Böhme
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.