Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

dimanche 11 novembre 2012

Bouddha Rebelle, avec Ponlop Rinpoché

Bouddha rebelle — ce titre surprenant dit l’essentiel de l’engagement de Ponlop Rinpoché. Ce maître tibétain de la lignée kagyü et nyingma, né en 1965 au Sikkim et vivant à Seattle aux Etats-Unis depuis plus de vingt ans, a décidé de laisser tomber l’aspect religieux qui met à distance le dharma. Et si le Bouddha était un vrai rebelle ! Et si à notre tour, en choisissant de marcher dans cette voie, nous ne devrions pas nous aussi devenir des rebelles ? Une présentation décapante du chemin de la méditation, qui parlera droit au cœur des Occidentaux et en particulier de la jeune génération ayant soif de vérité au-delà du dogme. Ponlop Rinpoché, qui était en France pour présenter son nouveau livre Bouddha Rebelle. Sur la route de la liberté, paru en français chez Belfond, nous a accordé un entretien exclusif. Devant notre soulagement d’avoir affaire à un être si humain, il a répondu avec humour « oh oui, je suis un homme comme les autres, je ne suis pas un dieu – et j’en suis bien content ! » Rencontre avec un Rinpoché pas si ordinaire.

Nicolas D’Inca. « Par votre parcours, vous faites le saut de la tradition vers la modernité pour présenter le dharma. Si vous vouliez nous dire quelques mots de votre éducation et de vos maîtres ?
Dzogchen Ponlop Rinpoché. Mon monastère originel s’appelle Dzogchen et appartient à la lignée nyingma, mais en tant que réfugié j’ai été élevé dans la lignée kagyü. J’ai reçu l’héritage du mahamudra et du dzogchen, ai étudié le sanscrit en Inde, et suivi toute ma formation monastique sous la direction de Sa Sainteté le XVIe Karmapa, dans son monastère de Rumtek au Sikkim. Puis j’ai étudié à l’université de New-York et me suis familiarisé avec le monde occidental, où j’ai commencé à enseigner ; d’abord à Vancouver, au Canada ; puis à Boulder comme professeur de l’université Naropa, fondée par Chögyam Trungpa.
La présence de Sa Sainteté Karmapa était incroyablement impressionnante, elle vous réveillait sur-le-champ. Le simple fait de se trouver en sa présence, lui qui m’a élevé, était riche en enseignements. Quant à Dilgo Khyentsé Rinpoché, ses instructions mais plus encore son attention et son amour étaient à couper le souffle. Je porte toujours en moi sa gentillesse et sa bonté, qui me guident. Et enfin mon lama racine actuel, Khenpo Tsültrim Gyatso est à la fois un grand yogi et un érudit. Etre auprès de lui est… effrayant ! (il rit) Mais aussi très réconfortant. Il est si libre et si sauvage en un sens, tout à fait dans la manière de Milarépa. Il aime le Canada où nous avons pratiqué ensemble, surtout les montagnes enneigées, les glaciers, les lacs gelés qui lui rappellent le Tibet. C’est là-bas que Rinpoché a écrit une Sadhana du Mahamudra, à la fin des années 80. Pour moi, il y a ainsi de nombreux endroits sacrés au Canada. Par ailleurs j’ai assisté de nombreuses fois à la cérémonie de la Coiffe Noire, et ai servi lors du rituel à la fin de la vie du Karmapa, en 1980, en Amérique, au Canada, en Europe… Sa Sainteté a eu un rôle majeur dans ma vie, notamment parce que j’ai le sentiment qu’il m’a présenté à l’Amérique, qu’il m’a introduit dans ce monde, alors que je n’avais que 14 ans. Lors de son premier tour nous sommes restés plus de six mois. Plus tard Khyentsé Rinpoché m’y a ramené et m’a encouragé à y vivre pour enseigner. Maintenant, ma famille s’y trouve aussi, ils habitent dans l’état de New-York. Nous sommes tous Américains à présent ! Je ne suis pas retourné au Sikkim depuis 1992. Avec les années, je ne m’y sens plus chez moi.

N.D. Dans votre livre, vous dites souvent être un apatride, à la croisée de plusieurs cultures. C’est une question pour vous, mais aussi pour notre époque en crise ?
D.P.R. Oui : qui suis-je ? Voilà tout ce que je pourrais écrire sur mon passeport ! Pour ma part, c’est un voyage de découvrir quels sont les enseignements du Bouddha, et le chemin spirituel ; et de savoir quelle direction emprunter. Je trouve ce processus tellement intriguant. Cela m’a conduit à regarder de plus près : qu’est-ce qui relève de la culture, et qu’es-ce qui ressort de l’essence du message, le dharma, la sagesse elle-même ? Et ce que j’ai découvert, je le partage avec mes amis, et dans mes livres. Cela pourrait être perçu comme une critique, tel que le titre « Bouddha rebelle » le laisse entendre, mais ce n’est en rien mon intention. C’est tout simplement notre voyage. Partager cette sagesse requiert de comprendre en profondeur la culture de mes nouveaux amis, et de pénétrer le cœur de la modernité en Occident. Les anciennes traditions deviennent parfois des murs entre la sagesse et votre esprit. Nous devons dépasser les murs culturels et extraire l’essence des enseignements, comme on extrait l’huile des fleurs, mais tout en les respectant – sans ces fleurs, ces cultures, nous n’aurions plus l’essence du dharma aujourd’hui. Les méthodes pour découvrir la sagesse se transforment avec les époques et les lieux. C’est pourquoi je dis parfois que le dharma est comme l’eau, sans forme si couleur. Le pur dharma est sans culture, sans langage prédéfini, sans dogme, mais il est universel. Même si l’eau a besoin d’un contenant, nous ne devons pas devenir trop fascinés par la tasse, sans quoi nous oublierons de boire ! (Rinpoché boit une gorgée de thé).

N.D. Alors après tout, pourquoi dites-vous que le Bouddha était un rebelle ?
D.P.R. Le titre du livre est inspiré par la vie de Siddhartha. Je n’essaie pas de le dépeindre ainsi, mais lire simplement sa vie et la contempler suffit à montrer sa rébellion. Jeune prince, il abandonne son palais et son statut, il remet en question la norme sociale censée lui dire qui il était. Pour lui, cela a été une révolution intérieure plus qu’une révolte extérieure, mais il a questionné jusqu’au bout l’essence humaine : qui suis-je, qui suis-je appelé à être ? De plus en plus profond, il est entré dans son chemin questionnant, sa quête authentique. Il est alors devenu un pratiquant comme cela avait cours à l’époque, devenant un renonçant, un moine, un yogi. Puis il a aussi mis en cause ce statut, le dogme religieux et social. Il est parti pour tout recommencer à nouveau, et finalement trouver la liberté véritable, l’éveil. Son exemple est encore valable pour le monde moderne, qui nous enseigne à ne pas nous laisser prendre par les statu quo et découvrir une vraie voie du milieu.

N.D. Vous êtes souvent référé à la science, est-ce une direction pour trouver la voie dans le monde moderne ?
D.P.R. Je suis passionné avant tout par l’intelligence et la quête qui questionne toujours plus avant. C’est pourquoi je m’intéresse à la science, qui s’avère très inspirante pour cette raison, évoluant sans cesse. Néanmoins il n’existe pas d’explication scientifique pour comprendre les actes des êtres extraordinaires de la lignée. Lorsqu’il s’agit de l’esprit, la science en est encore à ses débuts, presque des balbutiements – alors que le dharma du Bouddha existe depuis 2600 ans maintenant, et les pratiquants explorent leur esprit depuis ces vingt-six siècles. D’un point de vue ultime, en somme la science apparaît assez immature. Mais l’intérêt majeur de la science est son sens du questionnement, qui en lui-même est neutre, le problème se posant au niveau de son usage. Elle peut alors devenir très dangereuse, comme l’invention de la bombe atomique le démontre. D’où l’importance de travailler avec notre esprit ! (il rit)

N.D. La voie artistique est-elle une manière de réinventer le dharma, de créer des formes, des contenants comme vous disiez, en lien à la culture occidentale ?
D.P.R. L’art et la poésie de leur côté sont des moyens très puissants de vous connecter à votre propre expérience, au-delà des limitations de vos processus mentaux, de votre intellect ou de vos concepts. Dans ma famille il y a de nombreux artistes et j’ai grandi ainsi, inspiré par l’art. Je pratique la photographie, la peinture, la calligraphie, la poésie, la musique… je ne suis pas très bon à la guitare, mais j’essaie ! (il rit) C’est une question que je contemple souvent. A un certain niveau il y a la nécessité de réinventer des formes, de l’autre côté ce n’est pas tant cela qu’intégrer la sagesse dans les formes déjà existantes. Le dharma peut exister dans toute culture, puisque nous avons tous un esprit, et la sagesse est la manière de s’y relier. La bonté, la compassion et les méthodes de travail avec les êtres peuvent tout à fait se manifester dans les formes de l’Occident. »

Pour clore l’entretien, Ponlop Rinpoché écrit en une élégante calligraphie :
 
« Ne le peins plus davantage
Le reflet authentique
Laisse-le flotter
Dans la vraie lumière de l’espace.
Le moment éveillé est libre. »

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Nicolas D’Inca

Pour aller plus loin 
http://www.nbmontreal.org/
Dzogchen Ponlop, « Bouddha Rebelle », éditions Belfond, 2012

Photo Dzogchen_Ponlop_Rinpoche @Laura Trippi
Article paru dans Bouddhisme Actualités, N°151, novembre 2012

vendredi 14 septembre 2012

La méditation est un chemin spirituel


La venue d’un maître occidental
La présence à Paris de Jack Kornfield, psychologue et maître de méditation américain, pour un week-end d’enseignements les 29 et 30 juin derniers fut un événement historique. Sa venue montre qu’il est possible de parler de la tradition bouddhiste de la manière la plus simple, directe et incarnée, sans avoir peur de la dimension émotionnelle, de la dimension d’amour et de compassion. Jack Kornfield représente une source d’inspiration en publiant Bouddha mode d’emploi, car il est l’exemple vivant de la possibilité d’établir une transmission authentique de la méditation qui soit entièrement occidentale. Il n’est ni nécessaire de devenir religieux ou oriental, ni de diluer l’enseignement du Bouddha pour qu’il devienne un produit sur le marché du bien-être généralisé. La méditation n’est pas limitée à un état de paix, mais consiste à s’ouvrir de manière profonde et radicale à chaque être, chaque chose, chaque situation. La méditation et le bouddhisme en France paraissent encore adolescents face aux Etats-Unis en terme de rencontre et de responsabilité. Le point culminant de la journée d’atelier qui réunissait plus de 300 personnes était pour cela une table ronde d’intervenants assez représentatifs de la place de la méditation dans le monde moderne : thérapeutes, philosophes et scientifiques. L’idée était de montrer la résonance des enseignements bouddhistes au sens large et de réfléchir sur la manière dont ils peuvent prendre une ampleur encore plus grande aujourd’hui. Les différents auteurs réunis autour de Jack Kornfield ont pu témoigner du travail à partir duquel ils tentent de présenter, de transmettre, de montrer des nouveaux chemins pour que la méditation et la pleine conscience puissent avoir une résonance sociale et politique. Que soit ici remerciés tous les intervenants pour leur collaboration.

Prendre garde au scientisme

Paul Grossman, chercheur américain, éditeur du journal Mindful avec James Gimian, membre du Mind&Life Institute, codirecteur du programme de MBSR en Europe, enseigne en Allemagne et en Suisse. Il travaille depuis de nombreuses années au rapprochement entre la mindfulness et la psychologie bouddhiste pour venir en aide aux malades. Dans son exposé, il nous a rappelé où en est aujourd’hui la science dans ses travaux – tout en soulignant combien il serait dangereux de répéter des informations pseudo-scientifiques sans validité expérimentale réelle. Au contraire, lorsqu’un champ nouveau s’ouvre cela impose une plus grande rigueur, à l’encontre de ce qu’on voit trop souvent affirmé sans examen critique : que la méditation guérirait de tout et n’importe quoi. Il s’agit là d’un défi très important qui participe de la possibilité d’avoir une méditation adulte et responsable, qui soit plus a même d’aider concrètement les gens.

Puis la parole était à Thierry Janssen, qui a été chirurgien pendant douze ans avant d’arrêter la carrière brillante qui s’ouvrait à lui. De Belgique, il est venu à Paris et a commencé son travail pour donner un autre sens à la maladie, d’une manière qui intègre l’être humain. Janssen nous a parlé du lien entre la méditation et le corps, lui qui accompagne des gens en souffrance physique. Mais surtout, il a tenu des propos courageux sur la liberté à laisser à la méditation par rapport à la science, enfermée dans sa volonté de tout valider et réduire en vue d’une utilisation. 

« Nous avons une responsabilité, nous autres qui nous intéressons à la pleine conscience et qui en parlons publiquement, parce que nous ne devons pas oublier que la méditation a été véhiculée par les traditions spirituelles de l’humanité. Or le Dalaï-Lama et d’autres maîtres ont voulu, avec de bonnes intentions, révéler à l’Occident que nous avions des outils à disposition dans les traditions spirituelles pour mieux comprendre l’esprit humain et le monde. Pour nous sensibiliser, ils ont pensé devoir parler le langage scientifique, qui a vu naître le Mind&Life et toutes sortes d’initiatives qui ont tenté de montrer que la méditation avait des raisons de nous intéresser puisqu’on pouvait ‘prouver’ qu’elle a des effets physiologiques. Mais attention ! La science est un système de croyance au service de la performance, de l’innovation, de la production consommable d’innovations. Nous devons être vigilants face au jeu du monde occidental qui tend à réduire la méditation à une xième recette qui pourrait nous permettre de vaincre la nature, la nôtre avant tout. Une semaine de formation à la pleine conscience, c’est bien, mais ne nous installons pas trop vite dans une position de savoir, car c’est le travail d’une vie. Ayons l’humilité d’être en chemin. Alors peut-être pourrons-nous transmettre l’outil spirituel de la pleine conscience. Sans cela nous allons le dénaturer et un jour, cela va nous revenir à la figure, comme un « business de la mindfulness ». C’est tentant de répondre à la demande croissante, mais attention ! Même si le mot peut faire peur dans un monde scientifique, c’est d’abord un chemin spirituel. » 

En tant que professionnel de la santé mentale et pratiquant de méditation, je souscris entièrement à la justesse du propos de Thierry Janssen. Merci de nous rappeler que la méditation et la pleine conscience ne peuvent pas être un outil pour mieux fonctionner, mais une manière de retrouver notre humanité. Et merci de nous avoir montré que la méditation nous met en rapport avec la santé primordiale, quelles que soient les circonstances, qui est au cœur de l’enseignement de la tradition bouddhiste. Il faut redoubler de vigilance et bien tenir chaque champ dans son horizon de pensée propre, sans rapprochements hâtifs – la tendance occidentale à ramener l’inconnu au connu pour mieux s’en servir est à l’œuvre dans le domaine de la méditation aussi implacablement qu’ailleurs.

Psychiatrie, philosophie, thérapie
Christophe André, dont le livre récent sur la méditation a rencontré un très grand public, a joué un rôle fondamental dans l’introduction de la pleine conscience en France, grâce a une étonnante synchronisation avec la société française. Il devait parler à partir de son travail de psychiatre de la manière dont la méditation et la pleine conscience peuvent aider dans une perspective thérapeutique mais, bouleversé par l’enseignement de Jack Kornfield, il a changé d’angle de vue. Il nous a rappelé que le maintenant est toujours magique, que la pleine conscience et la méditation nous font découvrir. L’enseignement du Bouddha nous montre que l’intention en tant qu’elle est dans le présent, cette inspiration de notre cœur est juste et claire. Mais ce n’est en rien l’instrumentalisation de la méditation réduite à un projet qui nous coupe à la fois du présent, de cette magie du maintenant et de la vérité de l’intention, qui est l’ouverture inconditionnelle du cœur. 

Michel Bitbol est scientifique et philosophe, collègue du regretté Francisco Varela, directeur de recherche au CNRS. Il a écrit notamment Physique et philosophie de l’esprit et De l’intérieur du monde  il a présenté les liens entre la méditation et la phénoménologie, qui est un champ extraordinaire de compréhension de l’esprit humain. En un bref exposé il a proposé un panorama dans le travail de Husserl, montrant comment la méditation a à voir avec la connaissance, nous ouvrant à un autre mode jusqu’à présent inconnu, ce pourquoi elle pourrait être une des grandes sources d’inspiration pour notre temps.

Enfin avec Trudy Goodman, proche collaboratrice de Jack Kornfield, nous avons entendu l’excellence de la tradition bouddhique américaine Pratiquante de longue date, elle a une expérience impressionnante qui l’a conduite à de nombreux explorations et travaux. Diplômée en psychologie, psychothérapeute pendant 25 ans, elle a créé à Boston un  institut pour la méditation et la psychothérapie et a fondé un centre à Los Angeles où elle enseigne la méditation. Trudy avec grâce et dans son français impeccable nous a fait mieux voir la profondeur de la pratique de la méditation et comment elle s’incarne dans notre vie. Peut-être après l’avoir écouté pourrions-nous dire de la méditation ce que disait Baudelaire du génie : qu’elle est « l’enfance retrouvée à volonté ».

Aujourd’hui, en France

Bien que l’Amérique soit une grande source d’inspiration, encore reste-t-il à trouver, en Europe, une manière de nous approprier et de présenter la méditation. Comment va-t-elle s’incarner en France ? Le rapport à la langue, à la culture française, à la psychanalyse et à la philosophie sont des pistes à creuser. Et en chacun, le profond désir d’être habité par cette pratique qui transforme la vie de fond en comble. Un humble souci d’authenticité peut seul être garant de la tradition millénaire de la méditation assise. Comme le disait Chögyam Trungpa à des thérapeutes : « L’essentiel est d’apprendre à dire la vérité à ses patients. Alors ils vous répondront, parce qu’il y a une force dans le fait de dire la vérité plutôt que de tordre votre logique pour l’adapter à leur névrose. La vérité, ça marche toujours. Il faut qu’il y ait une honnêteté fondamentale ; voilà la source de la confiance. »
Nicolas D'Inca

Pour aller plus loin :

Jack Kornfield www.jackkornfield.com/

Cet article a été publié dans Bouddhisme Actualités N°149 Septembre 2012
photo Kornfield © Soizic Michelot

samedi 14 juillet 2012

La bonté humaine, entretien avec Jacques Lecomte

La bonté ne serait-elle pas devenue taboue dans une société matérialiste orientée par le profit, le cynisme et l’égoïsme ? Sortir d’une conception trop facilement négative de l’homme, toujours réductrice, tel est le pari de Jacques Lecomte qui signe un très bel ouvrage « La bonté humaine » (Odile Jacob, 2012). Jacques Lecomte est docteur en psychologie, enseignant à l’université et à la faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris. Il est le président de l’Association française de psychologie positive, il a notamment publié « Guérir de son enfance » et « Donner un sens à sa vie ». Dans son livre, J. Lecomte non seulement rééquilibre la balance entre négatif et positif, mais parvient même à montrer que la bonté est constitutive de notre être. Que la potentialité innée à la bonté, à l’empathie, à l’altruisme soit souvent niée ne l’altère en rien. Sans tomber dans la naïveté, un tel discours remet les choses en bon ordre. Au fil de notre entretien, sa vision sociale se fait jour, puisque comme a dit le poète Thoreau « Ne soyez pas trop moral, vous risquez de vous priver de beaucoup de vie. Ne soyez pas simplement bon, soyez bon pour quelque chose ». Où l’on voit que la conception altruiste de ce spécialiste de la psychologie positive et de la résilience n’est pas loin de la compassion au cœur de la tradition bouddhiste.

 

Nicolas D’Inca : Vous présentez d’abord un grand nombre d’histoires, des situations exceptionnelles mais aussi plus ordinaires, où les gens font preuve de bonté, souvent là où on ne l’attend pas. C’est surprenant, lors des catastrophes naturelles, les guerres, ou encore dans ces moments où l’on pourrait attendre une réaction de vengeance, c’est la bonté humaine qui se montre en premier lieu. Dans la deuxième partie vous éclairez les fondements de ce comportement de bonté. 

Jacques Lecomte : Dans mon livre j’essaie d’associer des aspects strictement rationnels, avec des études scientifiques, et des aspects très humains. Je pense qu’il est important de toucher le cœur et la raison, on ne peut se couper d’une de ces facettes. J’essaie d’être crédible de ces deux côtés. Plusieurs personnes m’ont dit qu’on ne peut rationnellement après avoir lu ce livre continuer de soutenir la thèse de l’égoïsme ou de la violence fondamentale. Et parallèlement, du côté émotionnel, le lecteur peut être touché par des expériences humaines fortes, notamment dans les histoires sur le pardon ou sur les gens qui sauvent des inconnus au péril de leur vie. La première partie du livre est donc plutôt humaine et la seconde plutôt scientifique. Je pose la question : si la bonté est si présente, pourquoi continuer de maintenir la thèse de l’égoïsme fondamental de l’être humain qui ne permet pas de rendre compte de ces phénomènes spontanés ? Je me sers alors de divers champs scientifiques pour étayer mon propos, la neurobiologie, la psychologie du développement, l’anthropologie, la primatologie, la sociologie et l’économie expérimentale. Je crois que j’ai fait le tour ! C’est le premier ouvrage de synthèse de ce type en France.
 

ND : Votre parcours est éclectique, cela se ressent dans votre ouvrage car vous balayez un grand nombre de disciplines avec une aisance qui vous semble naturelle…

JL : Mes filles à force de m’entendre dire « tiens un jour quand je faisais ça… » s’écrient « mais papa c’est encore une nouveau métier ! » J’en ai exercé une vingtaine. Dans ma jeunesse j’ai vécu dans une communauté où nous cultivions la terre en agrobiologie avec des chevaux… Puis j’ai été journaliste, travailleur social, psychologue… J’ai commencé par une démarche existentielle et spirituelle. J’ai vécu une conversion chrétienne à l’âge de 18 ans, qui a marqué ma vie, tout en ayant beaucoup de respect et de sympathie pour la démarche bouddhiste. D’ailleurs, mon ami Ilias Kotsou spécialiste de l’intelligence émotionnelle me disait un jour « tu n’as pas besoin de méditation de pleine conscience, tu y es déjà ! » car je suis assez curieux, émerveillé et cette disposition face à la vie me semble aller de soi. Sur le bouddhisme, mon livre « Donner un sens à sa vie » comportait un chapitre sur le sens à trouver dans la philosophie ou la spiritualité, et je consacrais un passage à la conversion et au cheminement de Matthieu Ricard.  

ND : Vous-même, vous avez connu une conversion, passant du ressentiment et de la violence à l’amour et au pardon. Ainsi votre chemin éclaire votre livre qui fait état de ces retournements vers l’essentiel dans l’existence. 

JL : J’ai été longtemps discret sur ces sujets, mais le suis moins depuis que j’ai participé à l’ouvrage de Christophe André « Secrets de psy » où je raconte mon expérience. Dès l’enfance j’ai été marqué par la violence, l’absence de bonté du côté paternel. Cela a fait de moi un révolté violent, mais la conversion et les rencontres ont transformé mon regard et j’ai pris conscience très jeune de la puissance de la bonté. Une lucidité absolue sur la capacité à faire le mal, d’abord, puis une véritable ouverture à la capacité à faire le bien et à l’immense puissance de la bonté.  

ND : Vous êtes de plain-pied avec les expériences humaines que vous rapportez dans votre livre, comme ces jeunes que des travailleurs sociaux vont rencontrer dans les rues. Tout d’abord ils n’y croient pas, puis ils sont submergés : ce n’est pas possible, on peut donc s’occuper de moi sans rien attendre en retour ? Cette bonté peut-être brimée mais pas effacée.  

JL : Nelson Mandela dans son autobiographie finit par une méditation sur la bonté, et il a cette phrase que j’ai mise en exergue de mon livre « La bonté de l’homme est une flamme qu’on peut cacher mais qu’on ne peut jamais éteindre. » Il dit bien qu’il a pu supporter ces 27 années de prison car il n’a jamais perdu espoir dans cette bonté humaine, même chez ses geôliers. Et s’il a facilité la transition de l’apartheid à la démocratie, c’est grâce à cette capacité chez lui de voir la bonté de l’être humain, chez ses adversaires politiques y compris. C’est la notion africaine d’ubuntu, l’essence de l’être humain est d’avoir cet ubuntu : la bonté, la fraternité, l’hospitalité, la coopération ; toutes ces qualités positives qui nous mettent en relation les uns les autres. L’action politique de Mandela repose sur la conviction que l’être humain est habité par l’ubuntu.  

ND : C’est la grande force de votre livre, déclarer une chose pareille est une bombe à la fois philosophique, spirituelle et politique. Une vision qui repose sur la bonté de l’homme a un aspect profondément révolutionnaire.   

JL : Exactement. Ce livre se veut d’ailleurs un tremplin vers le suivant, car comme je le signale à la fin de l’ouvrage, cette pensée de l’être humain a un effet de changement du paradigme social et politique. Ce sera un livre de projet de société basée sur des connaissances scientifiques et des expériences vécues, sur l’impact positif d’attitudes telles que l’altruisme, l’empathie, la responsabilité, la confiance en autrui, dans l’éducation, l’entreprise, la justice, la santé, etc. La structure de la société fonctionnerait mieux avec de tels fondements. Mon prochain livre sera donc un projet de société basée sur la psychologie positive, ou plutôt sur les sciences humaines « positivement orientées ». Et mes modèles en ce domaine sont des personnes comme Nelson Mandela, Vaclav Havel, Aung San Suu Kyi‬. Des leaders ayant un idéal humaniste fort, et qui n’hésitent pas à aller jusqu’au sommet du pouvoir pour mettre cette vision en œuvre. C’est ce que j’appellerai un « optiréalisme ». Que le monde politique soit difficile ne signifie pas qu’il est en soi pourri ! Il n’a pas à être laissé à ceux qui ont le goût du pouvoir chevillé au corps. Par exemple Havel était un homme de culture qui n’a pas hésité à entrer dans un combat politique pour que sa vision humaniste puisse triompher. Chef d’Etat malgré lui… J’ai un immense respect pour ces personnages. Rendez-vous compte, qui oserait aujourd’hui en France écrire comme lui sur ses affiches électorales « L’amour et la vérité triompheront de la haine et du mensonge » ? Extraordinaire, cela sort du cadre habituel.
 

ND : Et cela nous sort du vieux cadre « l’homme est un loup pour l’homme »… 

JL : Oui, qui détermine notre société et avant tout notre économie ! Les esprits sont manipulés car toute politique publique est basée sur une philosophie de l’être humain, souvent implicite. La nôtre croit en la violence fondamentale de tous contre tous. Nous ne pouvons continuer d’être réduits à des « homo œconomicus » égoïstes qui ne chercheraient que leur propre profit sans souci des autres. Non seulement cette vision ravage la terre, mais elle est fausse. Changer de conception changera de politique. La bonté peut changer le monde ! 


Propos recueillis par Nicolas D’Inca


Pour aller plus loin :
Jacques Lecomte, « La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité », Odile Jacob, 2012
http://www.psychologie-positive.net
Jacques Lecomte fera une intervention sur le thème « La bonté peut-elle changer le monde ? » pour le Festival de la paix à la Grande Pagode de Vincennes les 22-23 septembre.

Cet article a été publié dans Bouddhisme Actualités juillet/août 2012

jeudi 7 juin 2012

La méditation comme art de vivre


L’art d’être humain
Comment présenter la méditation avec profondeur et clarté ? Comment lui permettre de trouver une juste place dans notre monde, à même de répondre aux grandes questions de notre société ? L’outil pour atteindre à plus de calme à laquelle elle est trop souvent réduite ne peut suffire. Loin de se limiter à une technique qui nous resterait étrangère, elle touche à l’essentiel car la présence qu’elle développe change l’entièreté du rapport à l’existence. La méditation ouvre avant tout un autre espace de vie, et permet donc une autre entente de l’être humain. « La méditation comme art de vivre » : car être humain s’apprend, avec peine certes en une époque où l’humanité est souvent utilisée à des fins économiques et par là bafouée, mais s’apprend toujours. De même que la langue en poésie n’est pas instrumentalisée mais rendue à sa liberté, de même l’esprit en méditation n’est pas utilisé mais rendu à son plein déploiement. La portée de la méditation entendue en ce sens est grande, puisqu’elle pourrait permettre d’établir un nouvel humanisme moderne, reposant sur la présence nue et la fragilité du cœur humain, deux dimensions non fabriquées. Les résonances pour la vie en commun, l’aspect proprement politique d’une telle démarche, sont évidentes. Cette voie de libération a transformé la vie de milliers de pratiquants depuis vingt-six siècles. Comment va-t-elle œuvrer dans notre monde ? La philosophe et résistante Simone Weil écrit : « C’est en désirant la vérité à vide, et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu, qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Le parallèle avec notre pratique méditative est manifeste. Désirer la vérité à vide… et alors quelque chose vous est donné. Personne n’en est l’auteur, aussi ce qui s’éclaire de cette lumière inattendue est-il vrai. Dans cet espace de vérité retrouvé grâce à l’attention ouverte, une autre parole devient possible. Quel nom peut-on donner à cette face neuve de l’expérience ? « La poésie se moque de nos bavardages. Elle ouvre l’autre visage du monde. Le seul. » écrit Fabrice Midal, nommant ainsi l’espace de la méditation : poésie. Une œuvre d’art invisible, une parole silencieuse, en somme. Et si la méditation était avant tout une voie poétique pour devenir plus humain ?

La poésie en méditation et en psychanalyse
Affirmer que la méditation ait un rapport si profond avec la poésie peut surprendre. Cela paraîtrait sans doute tout aussi étrange si les psychanalystes s’en réclamaient, et rapprochaient leur pratique d’une tentative de poème. C’est pourtant l’inflexion suivie par Jacques Lacan, dans sa quête renouvelée d’un rapport plus libre au désir où l’ignorance n’aurait pas le dessus sur la vérité. Dans son séminaire de 1976-77 « L’insu-que-sait de l’une-bévue s’aile-à-mourre » (non publié), un de ses derniers, il incite les psychanalystes à s’inspirer de la poésie dans leurs interventions auprès des patients. Ne cherchant nullement à revenir sur sa proximité de jeunesse d’avec le mouvement surréaliste, – mais désignant une manière neuve de redonner à la parole toute son inventivité, toute sa réalité individuelle, dans ses chatoiements les plus divers. Il s’agirait, dit-il, de « donner l’idée d’une structure qui incarne le sens d’une façon correcte », c’est « le tour de force » que réalise le poète. Lacan ira même jusqu’à dire « il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation », ce qui renouvelle l’entente de la psychanalyse loin du carcan des concepts déjà connus d’avance, rendant la part de création propre à tout travail thérapeutique. Pour le dire en langage lacanien, le lieu de l’Autre est ouvert par le poème qui est question maintenue ouverte plus que réponse, tentative de dire sans points de référence. De même Francis Ponge écrit : « La poésie est à la portée de tout le monde ; si tout le monde avait le courage de ses goûts et de ses associations d’idées et exprimait cela honnêtement, tout le monde serait poète ! La difficulté c’est que les mots sont tellement poussiéreux, il faut leur redonner de la vivacité… » 


Ici le travail supposé de l’analyste, celui du poète et celui du méditant convergent parfaitement. Dans des mondes différents, ils visent à redonner sa vivacité à la vie, à retrouver une parole libérée, la justesse de son désir profond, à sortir enfin du règne de l’utilité. C’est cela qui est si touchant. Car le miracle, il faut bien l’appeler ainsi en nos temps de pression quotidienne et démesurée qui pèse sur l’homme, est le fait qu’une séance de psychanalyse s’abstrait de toute évaluation directe. Dans ce lieu autre, on se raconte, sans savoir à quoi cela sert. En ce sens une analyse est un espace poétique qu’il est possible de se ménager dans l’existence. Enfin, respirer, reprendre son souffle, et pouvoir dire. Parler pour rien, au hasard des mots, des images et des réseaux de souvenirs ou de significations qui s’imposent dans une logique qui échappe à l’emprise du moi. L’enseignement de la psychanalyse reste vivant lorsqu’on peut entendre qu’elle a partie liée avec la poésie, dans un lien irréductible qui est celui de la parole. La méditation de même, par la liberté et la lucidité qu’elle ouvre.

Une épopée dans l’amour

Lacan a par ailleurs désigné ce dont il s’agit dans une analyse par le terme d’épopée, car il s’agit avant tout de narrer son existence. Il faut bien reconnaître que le chemin de la méditation est semblable dans sa vision, sinon dans ses moyens. « Le cœur de la méditation doit permettre à chacun de questionner sa propre expérience et de trouver les moyens de sa propre liberté, de retrouver un rapport plus authentique à sa propre vie » expliquait Fabrice Midal. Dès lors pourquoi se joindre à d’autres pratiquants pour mener une épopée par définition solitaire ? Pourquoi écouter les enseignements donnés par un autre, alors que nous aspirons à nous libérer des discours ? Le psychanalyste Carl Gustav Jung écrivait à ses disciples : « Je ne veux être pour vous ni un sauveur, ni un législateur, ni un éducateur. Allons, vous n’êtes plus des enfants. Légiférer, vouloir améliorer, faciliter est devenu une erreur et un mal. Que chacun cherche son propre chemin. Le chemin conduit à un amour réciproque dans la communauté. » Le programme est exemplaire. Chacun a à chercher son propre chemin. Mais il ne faut pas ignorer que s’il n’y a pas de règle universelle, il n’en demeure pas moins des structures communes à l’expérience, toujours partageables avec d’autres. D’autres cheminent aussi et ont en vue la même direction, ce qui fait communauté ; de ce partage naît l’amour dans un sens absolument pas naïf mais très ample. Etre attentif, par exemple lorsqu’on s’ouvre à l’autre tel qu’il est, voilà un geste d’amour. Chercher une voie pour vivre en commun et donner droit à l’humanité est un geste d’amour. Prendre sa vie au sérieux, se rendre plus sensible et disponible au monde, est amour. Alors seulement nous pouvons nous détendre avec ce que nous sommes, malgré ombres et imperfections, et nous autoriser à entrer en rapport à la situation dans son ensemble, les autres y compris. Toucher son cœur – nulle promesse – illumine le simple fait d’être humain.

Nicolas D’Inca

Photo copyright Manuela Böhme

dimanche 20 mai 2012

Le Paradoxe dans l’Ecole de Palo Alto et le Zen


Comment sortir d’un cadre déjà connu et problématique en soi, et déboucher sur une nouvelle perspective libérée du problème ? Cette question est à l’horizon du changement intérieur, à la croisée de deux traditions. La grande richesse du bouddhisme Zen est d’avoir œuvré en ce sens depuis des siècles par l’usage du koan. En Occident, nous avons pour référence la pensée de l’école dite de Palo Alto qui pense le décadrage en psychothérapie. Comment apporter une transformation au patient par l’usage du paradoxe ? Et comment cela se rapporte-t-il, de manière innovante, à la question centrale au cœur de toute voie, en particulier celle de la méditation ? Grâce à l’excellent travail de synthèse opéré par le spécialiste de l’école de Palo Alto M. Jean-Luc Giribone dans une conférence donnée à l’association Jeunes&Psy, étudions cette façon d’envisager le changement profond. Et pour nous guider dans le Zen, nous marcherons dans les pas du maître le plus sûr, Shunryu Suzuki.

Changements

L’école de Palo Alto a été fondée dans l’après-guerre, au Mental Research Institute de la ville de Palo Alto en Californie. Dans les années 70, le trio Watzlawick, Weakland et Fisch publie un ouvrage qui deviendra un livre fondateur « Changements. Paradoxes et Psychothérapie ». La pensée de Gregory Bateson, qui n’appartiendra jamais à l’école, était l’une des grandes références de Palo Alto, avec celle de Milton Erickson (créateur de l’hypnose ericksonienne), la troisième étant le philosophe logicien Wittgenstein. Les auteurs du livre « Changements » en définissent deux sortes : le type 1 reste encore dans le cadre du problème et ne modifie en rien sa structure, le type 2 en revanche est une réelle mutation, c’est un changement de deuxième ordre, déplaçant le cadre de pensée. Ni A ni non-A, ni l’un ni l’autre, la direction étant celle d’un tiers terme. Un thème fondamental de Palo Alto est l’idée que le patient doit être délivré de sa tentative de solution, car la réponse se trouve hors de ses attentes préconçues concernant son état.

Prenons une des histoires racontées par Watzlawick, dans laquelle une place publique est occupée par la foule pendant la Commune à Paris et un officier a reçu l’ordre de « tirer sur la canaille ». Les soldats sont en joue, la tension à son comble, l’émeute gronde, l’officier tire son sabre et annonce d’une voix forte : « Mesdames et messieurs, j’ai pour ordre de tirer sur la canaille, mais comme je vois nombre de personnes respectables, je leur demanderais de bien vouloir quitter la place afin que nous puissions viser la canaille ». La place fut vidée dans le calme en quelques minutes. C’est un excellent exemple de décadrage. Avec un humour typiquement zen, Milton Erickson raconte une histoire qui lui est arrivée avec quelqu’un s’apprêtant à le cogner parce qu’il l’avait bousculé un jour de grand vent : « Je regardais posément ma montre et lui dit avec politesse ‘il est exactement 2 heures moins 10’ – bien qu’il fut plus de 4h ! » Et il s’éloigna en laissant l’individu stupéfait. Il y a un recadrage de la situation, elle s’éclaire d’un tout autre point de vue qui désamorce complètement l’issue jusqu’alors fatale. Cela fait terriblement écho a une phrase zen : « Le Bouddha a tenté de nous libérer en détruisant notre sens commun. » Un des points essentiels est que le vrai changement affecte la position implicite qui définit les coordonnées dans lesquelles le sujet agit, pense, se représente, etc. Ainsi la notion de cadre – et comment s’en libérer – est un très bon pont entre le Zen et la psychothérapie, souligne Jean-Luc Giribone.

Le Koan Zen
Le paradoxe utilisé dans Palo Alto apporte la délivrance au patient, parce que quelqu’un le délivre de ce qui a été tout le programme de sa vie, tenter une solution qui échoue. Alors brusquement autre chose peut apparaître, un espace nouveau. On retrouve ce processus dans les techniques paradoxales du Zen. Dans la méditation, c’est le passage de l’aporie de l’esprit à la présence du corps. Shunryu Suzuki Roshi montre la nécessité de passer à cette autre logique, faisant ce saut à première vue paradoxal : « L’esprit du débutant recèle de nombreuses possibilités. L’esprit de l’expert en contient peu. » La plus connue des techniques paradoxales du Zen est le koan, ayant pour but d’épuiser l’esprit conceptuel et de déboucher sur le 3e terme logique « ni A ni non-A ». Pour cela on demande au pratiquant de se fixer sur une formule profondément absurde. L’apprenti veut vraiment arriver à quelque chose, il y a donc progression sur la voie, mais son vouloir le bloque… que faire ? On détourne l’intellect sur une formule où l’énergie de la quête se conserve mais l’ego finit par se suicider et quelque chose de la réalité apparaît. « Ce qui te manque, cherche-le dans ce que tu as ». « Quand la lumière a disparu, où va-t-elle ? ». « Quel était votre visage avant de naître ? » On cherche un lieu qui est un non-lieu, où la vie ne peut se cristalliser, le satori ne se trouvant pas ailleurs – entre l’humour et la poésie, cet espace que l’on ne voit qu’en négatif, en le devinant entre les lignes… 

Une question est canonique dans le Zen, que les disciples posaient à leur maître « Pourquoi Bodhidharma est-il venu d’Occident ? » C’est-à-dire d’Inde en Chine, où il aurait introduit le ch’an qui deviendra le zen. Les réponses sont toutes plus belles les unes que les autres : « Quel beau lampion ! Le cyprès dans la cour. Il n’y a aucune signification à sa venue. Je n’ai pas de réponse à vous donner. A quoi sert de demander aux autres ? Encore un qui passe par le même vieux chemin… Demandez au poteau qui est planté là. Mon ignorance est pire que la vôtre. Votre question est à côté du sujet. Je vous le dirai quand je serai mort. » Toutes ces façons de parler de la présence désignent une seule chose, c’est la joie de l’ouverture au monde, à l’opposé de la souffrance créée par la fermeture d’esprit qui s’accroche à ses problèmes. Ce qui permet de dire à Suzuki « La seule voie consiste à apprécier votre vie. » Voilà qui est peut-être un secret au-delà des mots.

Méditer libre de soi
Un obstacle profond est la volonté même de progresser, la fixation sur un objectif. Les plus grands pratiquants n’ont cessé de le répéter, de même en psychothérapie dès les origines Freud a insisté sur le fait que « la guérison vient de surcroît ». Le patriarche Lin Tsi ajouterait « Plus on cherche, plus on est loin. C’est là ce que j’appelle un secret ». « Que les fruits de l’action ne soient jamais ton mobile » surenchérit la Bhagavad-Gita hindou. Ce désaccord entre ce que l’on veut et la réalité, cette contradiction fondamentale nous rapproche de la situation propre au koan. Mais c’est également le cas de la méditation assise, dont le grand principe zen est « shikantaza » : juste s’asseoir. « L’essentiel est donc de pratiquer sans aucune visée de gain rapide, sans la moindre idée de gloire ou de profit. Nous ne pratiquons zazen ni pour autrui ni pour nous-mêmes. Pratiquez zazen juste pour zazen. Asseyez-vous, simplement. » dit encore Shunryu Suzuki dans Libre de soi, libre de tout. L’aporie est la même que celle que dénonce la thérapie inspirée par Bateson, à savoir que la volonté de changer empêche toute réussite. On ne peut vouloir danser avec grâce, s’asseoir avec naturel, ou avoir de l’humour. De même il est impossible de désirer le changement, la guérison ou même l’éveil. Comment penser une action qui serait libre d’elle-même, où celui qui agit est entièrement soi, c’est-à-dire en même temps libre de soi ? Les techniques paradoxales de l’école de Palo Alto sont une des pistes à suivre pour découvrir une nouvelle porte d’entrée vers sa propre expérience, une porte qui passe par un chemin inconnu. Le Zen, le koan et la méditation sont une antique voie qui ne cesse d’être neuve à chaque fois que l’on pratique simplement sans but. Il n’y a plus de réponse à chercher à l’extérieur ou de confirmation du moi. C’est paradoxal. Nous allons mal, la planète guère mieux, la société se délite, et quel est le remède prescrit ? Shikantaza. Ne rien faire, juste s’asseoir, mais pleinement. Le mot de la fin revient à Shunryu Suzuki : « Soyez votre propre refuge et croissez tout droit vers le ciel, c’est tout. Mais c’est un peu inhabituel, n’est-ce pas ? Nous sommes peut-être fous. Certaines personnes peuvent nous juger fous et nous les estimons peut-être folles. Pas de problème. Nous ne tarderons pas à découvrir qui est fou. »
 
N.D.

Pour aller plus loin
Gregory Bateson, « Vers une écologie de l’esprit », Seuil, 1977
P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, « Changements », Seuil, 1975
Shunryu Suzuki, « Libre de soi, libre de tout », Seuil, 2011

dimanche 6 mai 2012

Conférence de Christophe André

“La mindfulness, outil thérapeutique ou préventif ?”

Conférence exceptionnelle de Christophe André   
Mardi 22 mai à 20h.

Maison des Associations du XIIe, 181 av. Daumesnil 75012 Paris.

(Sur inscription uniquement)


L'association Jeunes et PSY aura la joie de recevoir le Dr Christophe André, porte-parole de la méditation de pleine conscience dans le milieu hospitalier en France, pour sa 4e conférence de l'année sur le thème "Guérir ?". 
Médecin psychiatre à l'hôpital Sainte Anne à Paris, le Dr André est l'auteur de nombreux ouvrages destinés à des lecteurs désireux de mieux comprendre les souffrances qui les traversent. En lien avec Jon Kabat-Zinn et Zindel Segal, ainsi que Matthieu Ricard à qui il dédie son dernier livre, Christophe André a développé et popularisé la 'mindfulness' pour des patients anxieux et à risque dépressif. Il répondra pour nous à la question de savoir s'il s'agit d'un outil thérapeutique ou préventif pour les patients qui en bénéficient.
Dernier ouvrage paru "Méditer, jour après jour", L'Iconoclaste, 2012

Soirée réservée aux professionnels de la santé mentale : psychologues et psychiatres, étudiants en psychologie et internes en psychiatrie. Merci de vous inscrire à l'avance, aucune inscription n'aura lieu sur place le 22 mai. 
PAF 10 euros. Gratuit pour les membres de l’association.

mardi 1 mai 2012

Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger

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Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger.
Un dialogue entre phénoménologie et psychiatrie aujourd’hui

 Publié dans la revue Psychiatrie Française Vol. XXXXII 3/11, janvier 2012, pp. 139-146.

L’édition française des Zollikoner Seminare de Martin Heidegger est un événement[1]. Ce livre contient les dits Séminaires de Zurich, tenus entre 1959 et 1969 à la clinique psychiatrique du Burghölzli puis au domicile de Medard Boss, ainsi que les entretiens entre Heidegger et Boss, et une partie de leur correspondance privée. Témoignage de première main sur l’élaboration de la phénoménologie psychiatrique, ce livre est avant tout un document de travail inestimable pour les psychiatres et psychologues d’aujourd’hui. Il traite notamment des thèmes du temps, du corps, de la parole et de l’écoute, de la perception, de la représentation, de la mémoire. La mise en question de la science comme prétention totalitaire à saisir le monde ; et l’analyse critique des fausses théories sur l’homme, qui ne permettent pas de lui venir en aide malgré l’urgence douloureuse de sa situation, sont les deux axes de lecture à travers lesquels nous appréhenderons l’œuvre. C’est à la lumière de ces réflexions et de sa pensée du Dasein élaborée dans le maître ouvrage de 1927 Etre et Temps que Heidegger pense la psychiatrie moderne. Ce chemin de pensée, si singulier, fait apparaître la nécessité de refonder une véritable psychothérapie à dimension humaine.

S’adressant à des psychiatres de formation médicale, c’est-à-dire développée sur le modèle des sciences physiques et de la nature, il s’agit pour Heidegger d’une explication avec la Science. Il remet radicalement en question la prétention scientifique de dire le vrai sur le monde, à avoir le dernier mot sur ce qu’est l’être humain, à en déterminer la pensée et les conduites. Il suggère un rapport plus pondéré à la science, conscient de ses limites et de son impensé propre. En effet, la question centrale des séminaires est d’abord de savoir ce qu’est l’être humain d’un point de vue proprement humain, expérientiel, vécu ; non pas d’un point de vue scientifique, objectif, calculable, réductible à une causalité logique, fût-elle bio-logique ou psycho-logique. Car, le projet scientifique de la nature tel qu’il domine notre monde depuis Galilée et Newton « tient compte de la détermination des conformités aux lois (…) mais aucunement en tenant compte de cet étant[2] que nous nommons l’être humain. Si l’on part de cet état de fait, tout le fossé qui sépare science de la nature et prise en considération de l’humain devient visible. » dit Heidegger le 2 novembre 1964. Et il ajoute que considérant l’homme comme un étant naturel « nous prétendons déterminer l’être de l’humain à l’aide d’une méthode dont le projet n’est pas du tout orienté sur sa manière à lui d’être. La question demeure de savoir ce qui a la primauté : est-ce cette méthode scientifique de conceptualisation et de calcul des conformités à la loi ou bien est-ce l’exigence de déterminer l’être humain lui-même en tant que tel dans l’expérience de soi que fait l’humain ? ». Dès lors le risque de s’égarer devient visible, la psychiatrie oscillant entre les deux pôles aux projets distincts de la science et de l’humain. C’est pourquoi de tels questionnements sont au cœur de toute approche authentique du soin psychique. Au premier chef nous pensons que la psychanalyse, lorsqu’elle entend ce que Heidegger nomme ici « l’expérience de soi que fait l’humain » permet d’éviter que ne se creuse plus avant le fossé entre la science médicale et ledit « objet » dont elle traite, l’homme souffrant.

Comme nous le confiait François Fédier, « de ce point de vue-là Heidegger est phénoménal – et j’ai mis longtemps à le comprendre – parce qu’il est absolument libre par rapport à la science. Il ne dit pas du tout que la science n’a aucun intérêt, au contraire la science est étonnante et formidable, mais l’idée de pouvoir s’imaginer qu’on va apprendre quelque chose uniquement à partir de la science, c’est une folie ! »[3] Le philosophe fait bien sentir l’audace de la pensée heideggerienne, qui déconcerta d’ailleurs au plus haut point le public des Séminaires, composé de médecins organicistes et de savants matérialistes. Son auditoire bien des fois recule devant la trop grande liberté de Heidegger, qui tente de les entraîner au-delà de la pensée scientifique ou de sa parodie, comme dit Foucault, par les sciences humaines. Il parvient tout de même, pied à pied, avec une grande patience et un art de la maïeutique digne de Socrate, à semer une graine de pensée méditative, pour ceux qui ont renoncé à l’hégémonie de la pensée calculante[4]. Après tout, son projet avoué est de former des « médecins qui pensent » dit-il en juillet 1965. Il ajoute en guise d’éclaircissement : « Aujourd’hui, plus l’effet et l’utilisabilité de la science se répandent, plus la capacité et la disponibilité pour la méditation qui porte sur ce qui a lieu dans la science s’étrécissent, à mesure que la science accède à sa prétention d’offrir et de gouverner la vérité à propos de l’effectif vrai. Qu’est-ce qui a lieu dans le cours de la science ainsi spécifié et livré à lui-même ? Rien de moins que l’autodestruction de l’être humain. » L’enjeu, on le voit, est vital. En d’autres termes, la science bien qu’elle produise nombre d’effets vérifiables dans le réel ne donne pas à l’être humain les moyens pour se penser lui-même. Bien au contraire, elle l’aveugle à mesure que son champ d’action s’étend et se fait plus absolu. Apparaît alors la tension entre la volonté insatiable qu’a la science de comprendre en expliquant et maîtrisant la nature, et l’observation heideggerienne selon laquelle l’homme n’en est pas pour autant plus en contact avec son monde, son propre être, son humanité. Et c’est là ce qui nous intéresse au premier chef en tant que cliniciens : comment penser la santé mentale à une époque où la connaissance est vue comme une chose objective à trouver dans la nature, à découvrir par le calcul en dehors de l’homme qui connaît ? C’est pourquoi Heidegger enjoint celui qui veut garder quelque sobriété intellectuelle, celui dont la vocation est d’aider l’être humain psychiquement malade, à réfléchir sur ce qui se produit autour de lui à l’époque historique qui lui revient, celle de l’achèvement de l’homme occidental parvenu à l’extrême limite de ses possibilités. « En tant que psychothérapeute, vous êtes plus particulièrement intéressés par cette question, car pour vous ce qu’est, qui est et comment est l’être humain, à savoir du même coup l’être humain actuel, est d’une importance fondamentale. »[5]

C’est parce qu’Heidegger se trouve au cœur de cette tension épistémologique qu’il s’adresse à des psychiatres, public scientifique et en rapport à l’humain, touché de plein fouet par cette question. Il prend donc le parti d’approfondir avec eux leur compréhension de la psyché, dans son fonctionnement normal et pathologique. Ce faisant Heidegger met en lumière l’évidence selon laquelle la théorie sous-jacente à la thérapie influe sur son déroulement et le fait que cette théorie est fondée sur des présupposés philosophiques. Il pointe ainsi l’impossibilité de concevoir la psychologie en dehors de l’éclairage philosophique : il est nécessaire de penser l’homme dans son rapport au monde pour pouvoir lui venir en aide.

Un tel propos nous place face à l’obligation éthique d’entretenir un rapport dynamique et éclairé à la clinique. C’est ainsi que nous pourrons garder vivante cette « profession qui porte secours », selon la belle formule de Heidegger dans une lettre adressée à Boss pour son 60e anniversaire. En effet, la relation thérapeutique auprès d’êtres humains en difficulté psychique importe beaucoup aux yeux du philosophe. En un sens, c’est par amitié pour Boss, mais à travers lui par amicalité profonde envers ceux qui exercent cette profession, que Heidegger essaie de toucher en plein cœur l’être en souffrance, l’homme moderne dont la provenance est, dit-il, aussi ancienne que la civilisation elle-même. Quant à la souffrance humaine, les diagnostics des penseurs modernes convergent de manière frappante. Ils éclairent, comme autant de facettes, le sens du mal de cet homme des Temps Nouveaux : renversement des valeurs, nihilisme et perte de dignité de l’existence selon Nietzsche ; malaise dans la civilisation, Spaltung irrémédiable et pulsion de mort pour Freud ; totalitarisme, crise de la culture et échec des voies traditionnelles de transmission pour Hannah Arendt ; machinisme, règne de la force barbare et déracinement chez Simone Weil, etc. La liste est éloquente, car le point central semble le même malgré les différences de formulation. Par son absolutisation, la raison occidentale en est arrivée à son contraire : la démence. Freud, dans un texte trop oublié de 1908[6], rappelle que l’évolution technique de la civilisation conduit malgré le confort matériel à un surcroît de « nervosité », la répression pulsionnelle de l’homme au nom du progrès rationnel ne pouvant conduire qu’à la maladie mentale généralisée. Ainsi, le secours nécessaire à la survie de l’homme moderne déborde le cadre strictement thérapeutique. La façon dont l’humanité est enclose dans une conception du monde est, bel et bien, un problème philosophique. Pour libérer l’homme de ce qui l’entrave, Martin Heidegger compte sur le pouvoir de la pensée qui dégage une clairière respirable au sein de la forêt des concepts. C’est ainsi qu’il en arrive à penser la sortie de la métaphysique, mouvement qui se retire de la philosophie pour préparer une pensée autre par un « Schritt zurück » – que Jean Beaufret traduit en français par « le pas qui rétrocède », consonnant avec le « retour amont » cher à leur ami commun le poète René Char.

Ce retournement décisif, consistant en une refonte de la pensée de l’être humain, est opéré dès la conférence inaugurale tenue au Burghölzli le 8 septembre 1959. Retournement qui fait apparaître l’homme comme une présence à ce qui est donné, une ouverture première au monde et non plus comme un sujet. Nous comprenons ainsi le sens du mot Dasein, célèbre mais mal compris : « être-le-là », traduction française certes difficile mais indiquée par le philosophe lui-même. Le séminaire commence ainsi : « Toutes les idées habituelles jusqu’ici en psychologie et en psychopathologie qui se représentent la psyché, le sujet, la personne, le je, la conscience doivent disparaître d’une visée daseinsanalytique au profit d’une entente tout autre. La constitution fondamentale de l’exister humain qui doit être vue à neuf doit être appelée Da-sein ou être-au-monde. ». Propos soulignés par Medard Boss : « L’être humain n’est pas un sujet ». Une telle assertion est un séisme dont l’amplitude rappelle celui causé par les formulations audacieuses de Freud à l’orée du XXe siècle. L’existence d’un Inconscient remettant en cause l’hégémonie de la conscience et dévoilant que le Moi n’est pas « maître en sa demeure » mais repose sur un socle psychique plus vaste, est en effet un bouleversement. La coupure épistémologique de la psychanalyse naissant dès la Traumdeutung, en 1900 selon la date d’édition voulue par Freud, place résolument la psychologie du XXe siècle sous le signe d’un paradigme nouveau. La psyché, grâce à Freud, cesse d’être une évidence mais redevient une question inhabituelle, dérangeante, révolutionnaire.[7]

Cette pensée qui ferme la porte à toute forme d’ego-psychology était à l’ordre du jour à Zurich en 1959, mais qu’en est-il plus de cinquante ans après ? Il semblerait que la direction suivie par la science médicale, et à sa suite par la psychiatrie et la psychologie, n’ait tenu aucun compte des remarques de M. Heidegger. Aujourd’hui l’homme se pense comme un Moi autonome qui pourrait s’autodéterminer par sa volonté, une conscience qui aurait rapport au monde par le moyen de la représentation. C’est ici que selon nous la philosophie et la psychanalyse auraient tout à gagner à entreprendre un dialogue resté lettre morte. Jacques Derrida se situe dans le même horizon de pensée dans « N’oublions pas – la psychanalyse » en 1990 : « Dans l’air du temps philosophique, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse n’était plus de rigueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la responsabilité du sujet en restaurant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense » sans peine et sans paradoxe »[8]. Pourtant, les deux courants analytiques que sont l’analytique du Dasein et la psychanalyse ne sont pas parvenus à rectifier le tir pris par les « sciences humaines »[9].

Science humaine, voilà peut-être l’écueil écrit en toutes lettres. N’est-ce pas une grave contradictio in adjecto qui pèse lourd sur la profession ? En 2011, n’avons-nous pas régressé par rapport au point où se trouvait la pensée en 1959 quant à la possibilité d’une psychiatrie authentiquement humaine ? L’appui de la phénoménologie est pour cela un atout précieux. Elle ne préjuge pas de ce qu’est l’être humain, mais tente de se mettre à son écoute, sans passer par les déterminations métaphysiques qui ont cours sur « l’âme » ou la psyché depuis deux millénaires et demi de tradition philosophique. Elle fait apparaître ce qui de soi-même n’apparaît pas dans le phénomène ; droit à la chose même, « zur Sache selbst », était le mot d’ordre du fondateur Edmund Husserl. Dans sa lignée directe, Heidegger déclare : « avant la parole et avant l’énonciation, toujours d’abord les phénomènes — et seulement après, les concepts ! » Ce primat absolu du phénomène sur la phénoménologie est une indication de méthode à laquelle il faut toujours revenir. Car la « méthode » d’approche du phénomène humain est primordiale. Le philosophe Pierre Jacerme éclaire le sens de ce terme grec lorsqu’il rappelle que chez Aristote le mot garde « l’idée de chemin (odos) et de questionnement. Ce n’est plus le cas quand la méthode devient un protocole qu’on applique et qu’on suit. »[10] La psychiatrie, précisément, fut elle-même la pourvoyeuse la plus fine de l’observation de l’homme, ce phénomène par excellence. Saura-t-elle poursuivre la tâche au XXIe siècle, demeurant chemin de pensée, questionnement du sens de la folie, ou se renfermera-t-elle en protocole scientifique qui prédétermine l’angle des questions et des réponses ? Il est facile de comprendre pourquoi l’approche phénoménologique du Dasein, radicale, subversive, allant à la source même des conceptions courantes de l’homme, peine à trouver quelque écho à l’époque de Martin Heidegger comme à la nôtre. Recevant tout juste les Séminaires de Zurich en France, nous ne prenons pas encore la mesure de l’impact qu’ils auront sur la théorie et la pratique psychiatriques, voire psychanalytiques. Gageons – espérons seulement ? – un impact aussi grand que la remise en question de l’être humain qui s’y amorce, pour une entente plus libre de la souffrance psychique aujourd’hui.

Nicolas D’Inca







[1] Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, Paris, Gallimard, 2010. édités par Medard Boss, traduit de l’allemand par Caroline Gros en collaboration avec François Fédier.
[2] Heidegger distingue dans son œuvre l’être et l’étant, se référant en cela à la tradition philosophique dès ses commencements les plus matinaux, dès Parménide. Est étant tout ce qui existe, toute chose. « Pour autant qu’être n’est rien d’étant, distinguer l’étant de l’être est ce qu’il y a de plus fondamental et de plus difficile. Cela est encore plus difficile quand la pensée est déterminée par la science, qui ne traite que de l’étant. » Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., p. 48.
[3] François Fédier, dans une interview inédite donnée le 05/02/2011 pour l’association Jeunes&Psy.
[4] « Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite. » Pour une analyse plus détaillée de ces notions voir Martin Heidegger, Sérénité in Questions III, Gallimard, 1966
[5] Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., séance du 10 mars 1965, p. 102.
[6] Sigmund Freud, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la nervosité moderne » in Œuvres complètes, t. VIII
[7] Heidegger disait dans un cours de 1937-38 : « il faut bouleverser ce qui est devenu habituel, il faut des révolutions. La relation originale et de bon aloi à ce qui est initial se trouve pour cette raison dans ce qui est révolutionnaire : par le bouleversement de l’habituel, il remet en liberté le statut en retrait de l’initial. » Traduction F. Fédier, Regarder Voir, Les Belles Lettres, 1995, p. 312.
[8] Derrida, « Let us not forget – Psychoanalysis » in The Oxford Literary Review, vol. 12, n°1-2, 1990
[9] Et ce malgré l’excellent travail de synthèse opéré par Medard Boss, cf. Psychanalyse et analytique du Dasein, Vrin, 2007. Distinguons, au passage, la Daseinsanalyse de Ludwig Binswanger, critiquée par Heidegger lui-même, de l’analytique du Dasein mise en œuvre par Medard Boss dont il soutient les travaux.
[10] Pierre Jacerme, L’éthique à l’ère nucléaire, Lettrages, Paris, 2005

mercredi 4 avril 2012

Chögyam Trungpa, 25 ans après

Ce 4 avril 2012, nous fêtons le 25e anniversaire de la disparition de Chögyam Trungpa, ce maître tibétain qui a introduit le bouddhisme en Occident au XXe siècle. Figure controversée par sa liberté de ton et d’action, reconnu de son vivant par les plus grands détenteurs de la tradition qu’il a été le premier à inviter aux Etats-Unis, Trungpa Rinpoché ne cesse d’éclairer et de provoquer les jeunes générations de pratiquants. Aujourd’hui son héritage reste plus brûlant que jamais, invitant à lui rendre hommage pour son œuvre de pionnier qui nous attend encore, en avant sur la Voie.

Un visionnaire du dharma
Né en février 1940, intronisé dès son plus jeune âge comme XIe tülku d’une puissante lignée de l’école kagyü, élevé avec une rigueur exemplaire, Chögyam Trungpa du fuir son Tibet natal envahi par les communistes chinois en 1959. D’abord réfugié en Inde, où Sa Sainteté le Dalaï Lama reconnaît en lui l’avenir du bouddhisme tibétain et lui confit la direction de l’école pour les jeunes lamas. En 1963, une bourse d’études lui est octroyée par la prestigieuse université d’Oxford. Premier Tibétain à recevoir ce privilège, il prend la nationalité britannique qu’il gardera toute sa vie. Il étudie la langue et la civilisation occidentale, des religions à l’art, de la philosophie à la psychologie, sa curiosité insatiable le poussant à questionner sans cesse plus avant nos traditions. Il est invité l’année 1968 par la princesse du Bhoutan dans la grotte où pratiqua Padmasambhava avant d’entrer dans la terre barbare du Tibet. Lors de sa retraite solitaire, il a une révélation (
terma) et voit la menace qui ronge notre monde et ne lui permet pas de recevoir une parole de vie. Il nomme ce danger : les trois Seigneurs du Matérialisme, qui asservissent corps, parole et esprit. La vision qui pourrait libérer l’homme moderne de sa souffrance est tuée dans l’œuf par une réappropriation de toute chose en vue de son utilisation égoïste. Trungpa regagne l’Angleterre, en proie à de nombreux doutes ; alors qu’il conduisait sa voiture, il perd connaissance et percute la vitrine d’un magasin de farces et attrapes. Son accident, qui le laissera paralysé du côté gauche toute sa vie, est une bénédiction. Il le réveille et lui ôte toute hésitation, il comprend enfin ce qui faisait obstacle à son cheminement vers le cœur des Occidentaux. Seul l’abandon complet dans l’amour, seule l’intrépidité de partager l’intimité totale de la vie de ses étudiants permettront une véritable transformation. Quittant tout folklore tibétain faisant écran entre lui et eux, il renonce à ses vœux de moine, épouse une jeune Anglaise et s’envole pour l’Amérique, où l’attend le travail d’une vie. Pour Trungpa, l’implantation de la Voie en Amérique du Nord passe par l’aventure moderne, retrouvant l’esprit derrière la lettre. Il se met à la portée de ses étudiants, qu’il appelait ses amis, et partage leur vie, devenant dit-il « un homme ordinaire ». C’est un apprentissage mutuel et une proximité très personnelle, qui lui donneront une force de transmutation de la confusion en sagesse hors du commun. Il ne rejette rien de ses étudiants, mais inclut ce qu’ils sont à la vision plus large du dharma. Il leur permet peu à peu de se transformer en profondeur, par eux-mêmes et sans rien refuser de ce qu’ils sont. Ce geste d’amour est probablement un des enseignements les plus touchants de Chögyam Trungpa.

La méditation, entre tradition et modernité
L’œuvre essentielle de Chögyam Trungpa s’inscrit profondément dans l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. De 1970 à 1987, il enseigne inlassablement à des milliers d’Occidentaux, entre en contact avec toutes les couches de la société et exerce une influence considérable sur les milieux d’avant-garde, les artistes et les intellectuels de sa génération. Cependant son apport majeur est et restera la pratique de la méditation assise. Francisco Varela, dans un entretien réalisé quelques mois avant sa mort, donnait de poignants souvenirs de son apprentissage, pour lui décisif : « On connaît mieux l’aspect ‘folle sagesse’ de Trungpa Rinpoché, qui a été trop mis en avant au détriment de son incroyable rigueur à présenter la voie des sutras, du hinayana et du mahayana. Néanmoins le véritable coup de génie de Trungpa, ce qui restera vraiment de lui à l’avenir, c’est l’enseignement de la méditation. Personne ne l’a montrée avec autant de précision et de richesse. Il est sur ce point un exemple absolu. » A l’heure où la méditation est peu à peu restreinte à n’être qu’un instrument en vue du bien-être personnel – où l’on peut reconnaître l’influence indéniable du matérialisme psychologique – la radicalité de Chögyam Trungpa à ne jamais transiger sur la tradition de la méditation fait figure de mise en garde salutaire. Son enseignement rigoureux de la méditation est en effet la seule base de travail réelle pour que les pratiquants du bouddhisme entrent en rapport à leur propre esprit et à leur expérience. S’asseoir, rester avec soi-même, s’ouvrir, voir ce que nous sommes réellement. C’est un don sans commune mesure, le véritable sol sur lequel repose toute révolution spirituelle, et sur laquelle nous tenons aujourd’hui encore les deux pieds sur terre.


Né moine, mort roi
Si Chögyam Trungpa a parfois été tant décrié, ce n’est pas d’avoir rejoint la laïcité, mais pour son amour immodéré du dharma, qu’il n’a pas trahi une seconde de sa vie, au risque de la perdre si jeune. Son destin est d’avoir été frappé de plein fouet par la situation de l’Occident. Il est témoin de la crise profonde du monde moderne, qui est à la fois terrible car plus aucune valeur ne tient, et pourtant une chance unique pour le bouddhisme de se réinventer à neuf. Il saisit l’occasion comme personne n’a eu le courage de le faire, ce qui le place réellement en position de Padmasambhava des temps modernes, introducteur de la voie de l’éveil en contrée spirituellement dévastée. Sa Sainteté le XVIe Karmapa lors de sa venue en Amérique à l’invitation de Trungpa en 1976, reconnaît en lui un « Vidyadhara », détenteur de la sagesse, pratiquant accompli qui peut réaliser des miracles, dont le plus grand est dit-il d’avoir «planté la bannière victorieuse du dharma en Occident».

Comme tout pionnier, Chögyam Trungpa est en avance sur son temps. Il m’est arrivé d’entendre que son enseignement serait aujourd’hui ‘dépassé’ par d’autres, comme s’il existait un progrès alors que le dévalement, la chute vers l’aval est le seul destin du fleuve une fois quittée la Source ; ou encore que le consumérisme spirituel serait moins fort à notre époque qu’à celle des hippies… On s’étonne de la naïveté de certains observateurs semble-t-il mal renseignés du ravage actuel de toutes les sphères de l’activité humaine, ces domaines pour lesquels Trungpa a tant œuvré : l’art, la psychologie, l’éducation, les philosophies et religions comparées, la présentation laïque de la méditation, etc. Après avoir fondé des centaines de centre de pratique à travers le monde grâce à son organisation Vajradhatu et avoir créé l’Institut Naropa, première université bouddhiste américaine reconnue par l’Etat, Trungpa entame la phase ultime de son enseignement. Il met dorénavant l’accent sur la dignité inhérente à tout être humain, et invite à la création d’une société éveillée pour aider, servir et sauver notre monde en péril. Habillé d’un complet-veston, armé d’un seul éventail, il transmet une vision ouverte qui transcende le bouddhisme et dépasse les clivages culturels pour embrasser l’humanité entière. Il devient peu à peu le Roi du mythique royaume de Shambhala, qui apparaît et disparaît au gré de la force spirituelle de ses habitants, hommes et femmes ordinaires engagés sur la Voie de l’éveil. Il meurt le 04 avril 1987 entouré d’un monde qui s’évanouira comme un songe, un monde à son image, digne et puissant, tendre et plein d’humour. Peu avant, il avait écrit ce poème qui continue de nous inspirer : « Né moine, Mort roi, Un tel ouragan ne s’arrête pas. Nous vous hanterons, en compagnie des dralas. Sacrée bonne chance ! »


Bibliographie indicative :
L’œuvre de Chögyam Trungpa est publiée aux éditions du Seuil, collection Points Sagesses.
Pour une présentation générale du chemin
Pratique de la voie tibétaine (1976) et Le mythe de la liberté (1979), puis L’entraînement de l’esprit (1998) pour la voie du mahayana et Tantra (1996) pour le vajrayana.
Dernier ouvrage traduit
La Certitude de la Voie (2011).
Voir aussi de Fabrice Midal,
Trungpa, biographie (Seuil, 2002)
Cet hommage a été publié dans le journal Bouddhisme Actualités, N°145 Avril 2012.

lundi 12 mars 2012

L’art de ne pas être un égoïste, avec Richard David Precht

Le philosophe allemand Richard David Precht était de passage à Paris pour la sortie de son troisième livre traduit en français « L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable » (Belfond, 2012). Succès phénoménal outre-Rhin M. Precht, dont le premier ouvrage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, rend accessible au plus grand nombre les questions cruciales de la philosophie. Dans son dernier livre il mène l’enquête sur la nature morale de l’homme et rappelle la nécessité d’une éthique pour la vie en commun qui soit valable dans un temps de crise profonde comme le nôtre. Une rencontre riche en perspectives.

Nicolas D’Inca : Cela intéressera nos lecteurs, vous citez la méditation en rapport au développement de l’attention.
Richard David Precht : Je parle de méditation dans mon livre, en soulignant que les enfants devraient l’apprendre à l’école, ce qui les aiderait à faire face au déficit d’attention qui les pénalise souvent. Ces techniques de méditation, il m’est égal qu’elles soient bouddhistes, chrétiennes ou juives, qui existent aussi ; ce n’est pas la foi qui fait la différence. C’est pour moi un moyen pour apprendre à mieux se concentrer. Nous vivons dans une société où les gens souffrent d’une grande inattention à soi, d’une fuite dans le divertissement. J’emploie même le terme de « vol de l’attention ». Les défis sont plus grands aujourd’hui que dans le passé, et l’enfance est devenue plus difficile de nos jours qu’auparavant. Les professeurs renvoient la faute aux parents, mais la plupart ne peuvent pas remplir leur rôle éducatif, car ils n’ont pas la seule responsabilité de ce manque d’attention qui touche toute notre société. C’est pourquoi je prône la mise en place d’une matière à l’école où l’enfant apprenne l’attention à soi et aux autres. On l’appellerait « philosophie » ou à l’école primaire « art de vivre ». Il faut apprendre à se concentrer et à réfléchir sur soi-même.

Ce qui est frappant pour un philosophe est votre recours à la science, en particulier à la biologie et à la psychologie pour étayer votre propos. Comment faites-vous pour allier ces approches de l’être humain ?
Les philosophes ont selon moi deux tâches bien séparées. D’abord il y a la grande école au sens strict, centrée sur la logique, qu’on appelle « philosophie analytique ». Puis d’un autre côté il y a de nombreux sujets que cette forme de pensée ne traite pas. Et personne n’est vraiment compétent dans tous ces domaines. Avec mon premier livre (« Qui suis-je et, si je suis, combien ? » Belfond 2010, Pocket 2012), j’avais déjà essayé de rassembler les champs et de créer les ponts entre tous ces savoirs pour aider les gens à gagner une vue d’ensemble. Car en général soit j’examine un phénomène dans des conditions empiriques, comme dans une expérience de psychologie, ou alors je me pose la question « est-ce logique ? » ce qui est plutôt le domaine de la philosophie. Ces deux mondes se sont séparés. Je peux les rassembler parce que je n’ai pas de chaire à l’université, ce qui me laisse une grande liberté pour faire dialoguer la science, la philosophie et la psychologie par exemple.

Il n’y a aucune référence religieuse ou spirituelle dans votre livre, en passant par un autre chemin vous retrouvez pourtant les valeurs qui animent les traditions, comme l’amour, l’altruisme, la justice…
Ces valeurs se sont diffusées dans toutes les cultures grâce aux religions, dans toutes les sociétés du monde. Seules quelques divergences subsistent, surtout quant au rôle de la femme, qui est la plus grande différence culturelle que je connaisse. Le socle est commun, dans le sens de miséricorde, de la bonté, de la loyauté ; les religions ont joué le rôle fondateur de ces règles de morale. Mais le programme de philosophie depuis le XVIIIe est aussi de donner un fondements à ces valeurs sans référence à Dieu, c’est le projet des Lumières françaises puis de l’Aufklärung allemand. Ce livre est un témoignage que les valeurs spirituelles ne sont pas l’apanage des religions, dont le nombre de croyants ne cesse de diminuer dans les sociétés occidentales.

Vous parlez beaucoup de la Shoah et de nombreux cas de conscience que vous citez en exemple sont issus de cette sombre période de l’histoire européenne.
La chose la plus importante que je dis dans le livre est que la morale n’est pas seulement une question de principes, mais surtout de contexte. Enfant en Allemagne j’avais du mal à imaginer comment la Shoah avait pu être possible. Je ne connaissais personne dont j’aurais pu croire qu’il soit prêt à commettre les horreurs irréparables que nous savons. En vieillissant hélas cela me paraît de plus en plus réaliste. Par exemple cette histoire du 101e bataillon de la police de Hambourg qui a « liquidé » un ghetto entier de civils composé de femmes et d’enfants, je l’ai souvent raconté, c’est si impressionnant. Ces hommes ne faisaient que leur « devoir » et bien qu’ils réprouvaient moralement ce qu’ils faisaient – ils avaient été laissés libre d’accepter ou de refuser cette mission – ils ont tout de même agi de manière inhumaine. Lorsqu’on regarde les expériences américaines comme celles de Stanley Milgram, on voit que la propension à l’obéissance immorale à l’autorité n’est pas l’apanage de certaines cultures ou de temps troublés comme la guerre. Ce que j’essaie de penser dans mon livre, et c’est aussi une mise en garde, est que cela pourrait se reproduire maintenant dans n’importe quelle culture du monde.

Votre réflexion morale dans ce livre s’articule en trois parties ?
La première partie pose la question : qu’est-ce que le bien et le mal ? C’est déjà très difficile de pouvoir articuler clairement cette question parce la réponse dépend avant tout du contexte. Kant a surestimé la raison par rapport aux émotions et il demande trop à l’humain, en niant l’importance de la situation réelle dans l’action morale. Or l’humain dans son évolution n’est jamais un individu isolé, nous ne sommes pas comme les léopards. Nous avons toujours vécus en groupe et tout notre comportement est en fait ancré dans cet esprit, nous ne sommes pas seuls sous le ciel étoilé en ce qui concerne la morale. Il faut faire redescendre la morale du ciel parmi les hommes, c’est la deuxième partie du livre où j’essaie de voir quel est le comportement réel de l’humain en groupe. Il existe d’innombrables études de psychologie sociale aujourd’hui qui montrent le comportement réel des gens, ce que ne traite pas la philosophie. La troisième partie est : si tout cela s’avère vrai, que pouvons-nous en apprendre pour transformer la situation sociétale aujourd’hui ? Comment pouvons-nous exercer une influence positive sur la société ? Je ne crois pas que le changement puisse venir de l’humanité comme abstraction, pas plus que de l’individu isolé. Nous sommes des êtres vivants en communauté et ne pouvons pas changer indépendamment de tous les autres. C’est pourquoi je propose de réfléchir à une manière d’influencer la morale des groupes, en renforçant les instincts sociaux pour un comportement plus élevé et en produisant une contagion morale en ce qui concerne la situation politique. C’est le sujet de la troisième partie.

Qu’est-ce qui fait le critère d’intelligence dans la situation – c’est un travail énorme que vous proposez !
Nous avons une bonne base en tant qu’humains, car par nature nous voulons être en accord avec nous-même. Sans cela il n’y aurait même pas d’éthique. Il y a sans doute des exceptions mais la grande majorité veut être bon ; bien qu’on se mente beaucoup à soi-même quant au fait de l’être vraiment, au moins la motivation va-t-elle dans ce sens. Très peu de gens peuvent supporter à la longue de se sentir mauvais. Mais ce n’est pas pour autant que l’homme est bon. Les plus grands crimes de l’humanité ont été commis au nom du bien, par des gens animés de bonnes intentions, persuadés d’être du bon côté. Hitler était sans doute persuadé de faire le bien du peuple allemand et les communistes devaient croire aux lendemains qui chantent. Qu’une action soit bonne ou mauvaise ne dépend pas des intentions. Notre héritage chrétien nous fait penser que « c’est l’intention qui compte » or les conséquences sont plus importantes. Mais il n’y a pas de mode d’emploi pour toutes les aspirations élevées. Sinon la vie serait ennuyeuse ! Rien n’est réglé d’avance. La quête est souvent plus importante que le but, les questions plus importantes que les réponses. C’est une sagesse bouddhiste je crois.

Oui, le maître Chögyam Trungpa aimait à dire « la question est la réponse ». Garder la question vivante est aussi votre chemin en tant que philosophe ?
C’est le principe même de la philosophie occidentale. En ce sens Socrate est le premier bouddhiste d’Occident ! Dans mon prochain livre, non encore paru, je cite l’histoire de l’homme qui traversant une forêt reçoit une flèche empoisonnée. Il est étendu, mourant, le médecin arrive pour le soigner mais l’homme ne permet pas qu’il arrache la flèche parce qu’il veut régler quelques questions auparavant : qui a tiré la flèche, de quel village venait-il, quel poison est-ce ? Avant d’avoir ses réponses, il meurt. Comme a dit le Bouddha, parfois le secret de la vie est d’être et non de poser des questions. D’un côté nous avons le mandat de poser tout le temps des questions et de l’autre nous ne devons jamais oublier pour autant de vivre.

A lire :
Richard David Precht, « L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable », Belfond, 2012

Cette interview a été publiée dans le journal Bouddhisme Actualités, N°144 Mars 2012. Photo copyright Manuela Böhme.